Ce qui se trame dans ce monde qui compte

vendredi 24 avril 2020
par  Marie
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20h00, je m’installe devant le journal télévisé et je suis effarée. Effarée de cette frénésie, énervée d’entendre en boucle les mêmes choses depuis des semaines à la lorgnette obscure d’un seul événement.
Saturée.
J’éteins.

Je me sers un verre de vin et je dessine mes deux chats qui bavardent sur le toit de cette ville déserte et inerte.....en attendant de mettre des mots sur ce que je ressens.

Voyons.... à quoi se réduit l’information depuis quelques semaines ? A un décompte. On pourrait presque voir, en haut de l’écran à droite, Monsieur Virus, petit personnage avec un compteur manuel, appuyant à chacune de ses victoires et, en haut à gauche, le compteur du déficit économique. Les journalistes n’ont pas osé, mais l’effet est le même. Des chiffres, des chiffres, des chiffres. Le décompte est précis, communiqué presque en temps réel : les morts, les euros perdus.

Alors, je me demande ce qui se trame dans ce monde qui compte ?

Afficher les comptes.... serait-ce nécessaire pour éveiller solidarité et responsabilité dans l’épreuve ? Dans ce cas, traitons le problème de la famine de cette manière. Allons-y, installons un compteur journalier communiquant le nombre de personnes mortes de faim dans le monde chaque jour. Ce sera l’effroi quand le compteur affichera ce soir au journal télévisé : 25 000 ! Oui en UNE journée seulement ! Les gens se mobiliseraient, vous pensez ?
....
Mais à quoi ça sert alors ?

Reclus dans nos habitations, nous nous sentons à l’étroit, forcément. Pourtant, la privation d’espace, de liberté et de liens avec l’extérieur n’est pas l’essentielle angoisse de la situation puisque nous la savons provisoire. Ce qui nous affole, c’est que l’arrêt des mouvements et du temps social nous place - soudainement et de force - face à un tableau du monde qui agit comme un miroir. Image figée, inéluctable, incapable de mentir : elle nous renvoie deux vérités. La première est que nous sommes vulnérables, mortels, et ne maîtrisons que très peu de choses. La deuxième est que les sociétés que nous avons bâties sur la surproduction, la surconsommation et le profit n’ont plus de sens et rayonnent de toute leur absurdité.

C’est angoissant, certes, et pourtant.... Quelle chance inouïe et inespérée ! Rendez-vous compte : immobilisés, coincés, nous nous regardons tous en même temps, au même moment, dans le même miroir. Quelle occasion extra-ordinaire de réfléchir !
Mais voilà, pour nos dirigeants et nos lobbystes, réfléchir, c’est l’angoisse ! Il faut spéculer. Alors, par un tour de passe-passe et par le truchement des médias, ils n’ont d’autre obsession que celle de nous détourner du miroir. Comment ? Par le chantage répétitif de valeurs déficitaires et de pronostics économiques et humains sombres. Il faut créer l’obscurité à tout prix. Pas de lumière, pas de reflet ! Oui, face à cette situation inédite qui nous donne à voir ce que nous sommes dans notre impasse et notre créativité potentielle, ils comptent ostensiblement ce qui n’est pas là, ce qui n’est pas : les morts et l’argent que nous n’avons pas, et qui - rappelons-le - est une pure invention.

Pourquoi ? Parce que le danger est grand de se mirer tous ensemble ! Qui sait ? Nous pourrions, telle Alice souhaitant retourner au Pays des Merveilles, traverser la psyché et ouvrir une porte sur un autre monde. Nous pourrions aussi nous éclairer à la lumière du « miroir de Riséd » et y lire de droite à gauche comme Harry Potter le mot Désir. Cette situation nous révèlerait alors nos aspirations les plus humaines et les plus profondes. Je suis d’ailleurs allée à la rencontre de ce miroir magique l’autre nuit pour l’interroger sur ce virus. Et j’y ai lu presque de droite à gauche l’humanité qui résistait. SURVI me reflétait-il.

La vie nous tend un miroir et rien ne réfléchit.

Un peu triste ce soir, je sors et regarde le ciel.

J’aurais tant aimé que nous n’ayons pas peur de nous regarder dans ce temps qui nous le permet.
J’aurais tant aimé que nous refusions ce monde qui compte et que nous inventions celui qui conte.
J’aurais tant aimé que, face aux plus réfractaires et aux obsédés du profit, nos écrans deviennent nos miroirs magiques, où agriculteurs, personnels soignants, facteurs, artisans, travailleurs sociaux, enseignants, bénévoles, artistes et saltimbanques, présentent à tour de rôle le journal télévisé. Imaginez... Ils nous conteraient tous les soirs comment leurs services et leur humanité ont redonné de la valeur au temps, du rêve et de l’éternité à notre condition, du réconfort aux plus vulnérables, de l’oxygène à notre nature, du plaisir à notre ouvrage. Ce serait une contagion invincible.

L’air se rafraîchit. Je m’apprête à rentrer quand, soudain, la lune m’interpelle : « Psitt ..... Sais-tu ce que signifiait « Spéculer » autrefois, avant que les hommes l’utilisent pour leurs activités de profit ? ça signifiait « regarder les astres ». Et je le vois bien, des millions de gens le font chaque soir sur cette planète. Et... « speculum » en latin, c’est le miroir… Alors, tu vois, petite, tout n’est peut-être pas perdu ? ».


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