Lettre à la mère ?

mardi 4 février 2014
par  Christian LEJOSNE
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A l’enfant que je n’aurai pas (1) fait partie de la collection Les Affranchis qui demande à ses auteurs d’écrire la lettre qu’ils n’ont jamais écrite. Soixante-cinq pages de l’écriture érudite, ciselée, précise, onctueuse ou acidulée de Linda Lê. Née au Viêt-Nam en 1963, elle doit d’abord fuir la guerre avant de s’exiler en France avec sa mère et ses sœurs en 1977. Elle écrit son premier livre, en français, à l’âge de 23 ans. "A l’enfant que je n’aurai pas" est son vingtième livre. Qu’écrit-elle, à cet enfant qu’elle ne veut pas ? Un fils, forcément – une seule fois l’hypothèse d’une fille est esquissée… Pourquoi ? Mystère. La lettre oscille entre arguments pour avoir un enfant énoncés à l’envi par S. le petit ami de l’auteure, et arguments contre (n’en pas avoir) répliqués ad nauseam par Linda Lê à S. qui, à bout d’arguments, a fini par prendre la tangente !

Mais au fond, à qui s’adresse-t-elle, cette lettre ? Est-ce vraiment à cet enfant non désiré que Linda Lê écrit, elle qui dit avoir une littérale aversion pour la grossesse et l’enfantement ? Est-ce à cet ex. comme on laisse un mot un matin sur la table de la cuisine, mot que S. ne lira jamais parce qu’entre temps, il aura claqué la porte, définitivement ? A la fin de l’ouvrage, Linda Lê écrit que cette lettre s’adresse « à toutes celles qui se sont dispensées de se conformer aux lois de la nature  »… S’intégrant dans cet ensemble de femmes, Linda Lê s’écrirait donc à elle-même… Possible ! Mais j’ai du mal à y croire. Non, pour moi, le destinataire est ailleurs. Proche, comme l’est le coupable dans les polars ; un personnage secondaire auquel on n’avait pas pensé mais qui se révèle finalement bien différent de celui auquel on croyait avoir affaire. Dans le cas de Linda Lê, le coupable le plus probable, celui qui serait à l’origine de son non-désir d’enfant (qui justifierait une telle lettre) pourrait être sa propre mère, même si elle n’a « jamais lu une seule de mes publications » précise Linda. On serait tenté d’ajouter surtout si elle n’a lu aucune de ses publications… Surnommée Big Mother par ses quatre enfants – on imagine volontiers le climat qui régnait dans la famille – la mère fait partie des deux principaux arguments développés par l’auteure pour justifier son choix de ne pas vouloir enfanter. Le second est la perte d’une liberté inhérente à l’acte d’écrire, Linda ayant décidé (sur l’incitation de son père) de consacrer sa vie à l’écriture – comme d’autres consacrent leur vie à Dieu... et ne font, eux non plus, pas d’enfants.

Big Mother serait donc le premier argument de Linda Lê pour ne pas vouloir d’enfant. Un argument qu’elle avait conçu dès l’adolescence : « Déjà à l’époque, je me jurais de ne jamais être mère, pour ne pas donner à mes enfants l’éducation que j’avais reçue. Mes sœurs pensaient pouvoir conjurer la fatalité de la répétition, moi, à l’inverse, je craignais de reproduire des mécanismes d’autoritarisme. » Adulte, cette volonté n’a fait que se renforcer, même si sa dépendance à la mère s’est un peu atténuée : « C’est seulement aux alentours de la trentaine que j’ai pu vaincre quelque peu ma terreur pour elle » écrit-elle, reconnaissant toutefois « je ne suis jamais parvenue à couper le cordon ombilical (…) J’en suis encore à quêter l’approbation de Big Mother.  » Sans vouloir jouer les psychanalyses au rabais (pour reprendre une expression qu’elle prête à S. qui lui avait diagnostiqué un maboulisme qui irait en aggravant) c’est peut-être là que la boucle se boucle, que conséquence et cause trouvent leur point de convergence. Car Linda Lê ne s’est elle pas finalement conformée au discours impératif de ses parents ? Trouvant le salut dans l’écriture, pour satisfaire son père, vivant la plupart du temps seule et sans enfant pour donner raison à sa mère : « De ses quatre filles, j’étais celle qui correspondait le moins à ses canons esthétiques – pour Big Mother, j’étais un laideron (…) Selon Big Mother, je faisais bien d’être bûcheuse, car je n’étais pas mariable – qui s’intéresserait à moi, promise à un emploi d’institutrice ou de prof de français, insatisfaite et mal rétribuée  ? »

Cette lettre à l’enfant que je n’aurai pas, comme une lettre à la mère qui ne se dirait pas ? Avec le secret espoir qu’elle ne finisse pas, comme la Lettre au père de Franz Kafka (2), au fond d’un tiroir ?

Christian LEJOSNE

(1) Linda Lê, Edition NiL – Mars 2011
(2) Cf. L’air de rien n°74


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