La peur du vide

mercredi 7 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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Ca faisait un moment que ça me démangeait d’en parler : tous ces gens avec leur portable (téléphone mobile) qui ne le quittent plus où qu’ils soient, où qu’ils aillent, au restaurant, dans la rue, au bistrot, au spectacle.... oubliant bien souvent de vivre le présent pour un ailleurs virtuel. Ce qui m’a décidé à vous en parler, c’est qu’en allant au boulot la semaine dernière, j’ai croisé quelqu’un qui tenait son portable d’un façon caractéristique. Il faisait du sur-place sur le trottoir. Je le sentais inquiet, insécurisé. Et en même temps, d’avoir quelque chose dans la main semblait le rassurer. Il m’a d’abord fait penser aux enfants qui se rassurent avec leur « doudou » pour s’endormir. Puis j’ai associé son geste à ce que procure la cigarette à de nombreux fumeurs. Il triturait son portable comme d’autres tiennent leur cigarette. Pour se rassurer...

Avant, il y a encore quelques années, c’était la clope qui servait à ça : aider les angoissés à se donner une contenance, dès que quelque chose d’imprévu survenait. Grâce à l’efficacité des campagnes anti-tabac, « l’homo-mobilis », l’homme au mobile, en est maintenant réduit à se rassurer en fumant son portable. La morale pourrait être que le téléphone mobile est moins dangereux que le tabac… mais ça n’est pas si sûr. On ne compte plus les études qui confirment que le danger est réel. La dernière en date de l’Institut de médecine suédois de Karolinska de septembre 2004 confirme la multiplication par quatre du cancer du nerf auditif après 10 ans de pratique (1).

L’industrie du tabac a dominé le monde pendant plus de cinquante ans. Ceux qui en dénonçaient les dangers étaient réduits au silence. Combien de temps cela mettra-il pour que l’usage du téléphone mobile soit limité si cela est dangereux. Peut-être qu’un jour futur, il sera gravé sur les portables « abus dangereux pour la santé ». Malheureusement d’ici là, la contagion sera totale. La tranche d’âge aujourd’hui la moins équipé concerne les moins de 15 ans. Mais cela ne durera pas, car malgré les risques encourus, un portable entièrement conçu pour les enfants de 4 à 10 ans vient d’entrer sur le marché. Pour la modique somme d’un euro si vous souscrivez un forfait de deux heures mensuelles sur une durée d’un an. La loi du marché est un loup pour l’homme, alors pour l’enfant …

En fait, le portable est un bon révélateur (et un excellent accélérateur) des mutations sociales en cours. D’abord, il conforte les déplacements de plus en plus fréquents tant au travail qu’en week-ends pour les sédentaires urbains. Ensuite, c’est l’outil privilégié des vies solitaires qui cherchent le lien avec leurs semblables, même s’il est en pointillé. Le téléphone pour chacun renforce l’éclatement du modèle familial par une autonomie renforcée de chaque individu, à l’inverse du téléphone fixe qui était vécu comme un instrument collectif. Dans de nombreuses villes occidentales, les « isolés » représentent plus de la moitié des « ménages ». Enfin, le portable est adapté et contribue à notre monde de l’urgence. En superposant des temps, hier encore disjoints (du genre téléphoner à sa secrétaire de sa voiture en roulant vers son lieu de travail), le stressé d’aujourd’hui pense en faire plus et comble ainsi son vide existentiel. Finis les temps morts, le silence, les intervalles entre deux univers (entre la vie privée et le travail notamment). Partout la parole s’engouffre. Partout il faut meubler. Qu’importe le contenu pourvu qu’on ait l’ivresse ! La publicité d’un opérateur de téléphonie sans fil ne s’y trompe d’ailleurs pas quand elle clame « préparez vous à parler sans compter ». Car en final, c’est lui qui sert l’addition. C’est pourtant dans ces entre-deux, dans ces vides, dans ses interstices que j’ai vécu bien souvent des moments merveilleux, des rencontres imprévues et inoubliables, que j’ai eu véritablement le sentiment d’exister, de vivre pour moi, de penser par moi-même.

En dix ans, on est passé de quelque chose qui n’existait pas à un produit qui semble devenu incontournable pour plus de 70 % des habitants de notre pays. Notre vie, nos échanges se sont-ils pour autant vraiment enrichis au même rythme que le portefeuille des actionnaires des opérateurs de la téléphonie mobile ? Se dit-on pour autant plus de mots indispensables, utiles, vrais, beaux, gentils, poétiques ?

(1) Silence n° 321 – Mars 2005


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