Lettre à Jean-Luc

mardi 30 juin 2020
par  Christian LEJOSNE
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Je viens de lire tes Lettres à Marcel (1). Quelle formidable idée d’envoyer des lettres à ce grand-père et de créer cette conversation hors du temps 2018-1918 pour colmater les trous de mémoire familiale sur cet homme, le lieutenant Marcel Daumail qui, après avoir brillamment servi sur le front de l’Est durant la Grande Guerre, a brusquement quitté le monde des vivants peu après son retour à la vie civile.

La lecture de ton livre m’a replongé dans l’ambiance des années 2009 à 2012, lorsque j’écrivais Le silence a le poids des larmes (2), quand je tentais de relater la vie de mon grand-père maternel. Plusieurs analogies s’imposent entre nos deux livres : le même prénom (Marcel), la même distance générationnelle (3ème génération après le drame), des dates de naissance proches (1891 et 1896) générant des parcours de vie où la grande Histoire les a tous deux rattrapés (la guerre de 14-18 contre les Boches). Et, par-dessus tout, le silence dans lequel tous deux se sont enfermés, le secret qui a fleuri dans leurs familles où des pans entiers de leurs vies se sont ’’perdus dans les sables de l’oubli’’ (pour reprendre ton expression).

Nos méthodes d’investigation sont bien souvent similaires et se rapprochent de celles de l’écrivain-historien, telles que les décrit Ivan Jablonka (3) : Comme tout écrivain, le chercheur a le droit d’être un peu magicien, mais il doit révéler ses trucs. J’en retiendrai ici cinq :

Un. Face au manque cruel d’indices concernant les grandes décisions devant lesquelles nos ’’héros’’ se trouvent, le recours à des séries d’hypothèses qui demandent, pour chacune, vérification (quel avenir professionnel pour Marcel : journaliste, homme politique, religieux, scientifique... ). Je possède un indice à ton sujet, écris-tu, finalement, lorsque tu découvres dans son livret d’officier qu’il s’est engagé volontairement bien avant le début de la guerre).
Deux. La tentative de comparer ton ’’héros’’ minuscule avec une personne célèbre (Einstein pour ’’ton’’ Marcel, Aragon pour le mien) permettant de mettre en évidence des choix de vie, les directions qu’ils ont choisi de prendre (ou non).
Trois. Le recours à des expériences personnelles pour approcher de plus près un personnage qui sans cesse se dérobe, ce qui permet de mieux appréhender son intériorité (As-tu vécu quelque chose de semblable à ce que j’ai vécu moi-même, quand...). Jusqu’à parfois tenter de faire corps avec lui. De fondre ton âme dans la sienne. Tout en restant vigilant à ne pas tomber dans l’ethnocentrisme (Je dois me garder de projeter sur toi ma propre histoire, mais...).
Quatre. Replacer chaque situation dans son contexte en relatant les principales données de l’histoire de la France et du monde (en particulier la guerre 14-18 que tu nommes la grande broyeuse). Mais au-delà de l’histoire, tu parles philosophie (ton ancien métier), et religion (tu relates l’évolution du catholicisme et de ses courants dans le siècle). Bref, tu ne laisses pas ton Marcel seul, tel un funambule sur le fil de son histoire personnelle, mais tu le replaces parmi les conflits, les controverses et les contradictions dans lesquels il vécut et qu’il eut (parfois) du mal à dépasser.
Cinq. Lorsque les faits figurent aux abonnés absents, lorsque ta quête demeure vaine, lorsque les indices manquent cruellement, tu te permets de recourir à l’imagination. Chaque fois, tu en informes le lecteur et t’en excuses auprès de Marcel (il ne me restait presque plus d’autre recours que celui de mon imagination... je me suis permis de supposer...). Lorsque tu pousses le bouchon jusqu’à inventer deux lettres qu’il n’a jamais écrites afin de donner une voix à son cri muet  d’interné en hôpital psychiatrique, tu l’avoues bien vite au lecteur. Et, t’adressant à Marcel comme pour te faire pardonner cette ’’infraction’’ dans ta déontologie de biographe, tu écris j’ai le sentiment que c’est toi qui as dirigé la main de l’écrivain, que c’est toi qui en as autorisé l’audace. A ce moment-là, le lecteur a réellement l’impression que Marcel t’a donné son blanc-seing.

Je voudrais terminer sur un épisode crucial du livre. Il s’agit du premier malaise ressenti par Marcel. Nous sommes le 3 avril 1920. Un convoi militaire ramène à Thiers (la ville où il vit), les dépouilles de plusieurs poilus. Une cérémonie est organisée devant le tout nouveau monument aux morts. La foule se presse sur la place publique. Au garde-à-vous aux côtés du préfet et du maire, Marcel, qui a revêtu son uniforme militaire et arbore ses décorations, écoute sans broncher discours et musique militaire aux faux accents victorieux. Cette situation me rappelle Le collier rouge (4) de Jean-Christophe Rufin. Un ancien soldat de la Grande Guerre est retenu prisonnier au fond d’une caserne déserte. Son crime : lors d’une cérémonie du même type que celle à laquelle participa Marcel, au vu et au su de toutes les personnes rassemblées et devant le préfet, il a décoré son chien de sa Légion d’honneur en déclarant d’une voix forte, afin que tous l’entendent,  accueillir [son chien] dans l’ordre de l’ignominie qui récompense la violence aveugle, la soumission aux puissants et les instincts les plus bestiaux. Puisque nous vivons tous deux au royaume de la littérature, je me prends à imaginer que ’’ton’’ Marcel, au lieu de se taire (une fois de plus), a profité de la cérémonie pour hurler à la face du monde tout ce qu’il a sur le cœur. Un cri qui lui aurait évité de ressentir l’angoisse qui l’étreignit la nuit suivant cette cérémonie. Cette angoisse qui le mènera, durant quelques années, en hôpital psychiatrique... Avant qu’elle ne le conduise à la mort, à l’âge de quarante-quatre ans. Ce cri t’aurait alors permis, mon cher Jean-Luc, de faire sa connaissance, lorsque Marie-Noëlle, la jeune femme qui allait devenir ton épouse (ton roc, ton salut), t’aurait fait rencontrer celui qu’elle t’aurait présenté comme son grand-père adoré. L’écrivain-historien que tu es ne s’est pas autorisé à franchir la ligne jaune qui transforme la recherche de vérité en pure invention et c’est heureux. Magicien, tu es demeuré de bout en bout. Marcel t’en est, à coup sûr, reconnaissant.

Christian Lejosne

(1) Jean-Luc Dupuis, Fauves Éditions, 2020 (370 p. 23 €)
(2) L’Harmattan, 2012
(3) L’Histoire est une littérature contemporaine - Points Seuil Histoire, 2014
(4) Gallimard, 2014
La réponse de Jean-Luc Dupuis à cette lettre est ICI.


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