Le costume d’un autre

lundi 25 février 2019
par  Christian LEJOSNE
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En fouinant dans une brocante, ma femme a récupéré pour moi un joli costume de toile claire. Je l’ai essayé ; il me va comme un gant. Du plus loin que je me souvienne, je n’ai jamais porté de costume, au sens strict : pantalon et veste taillés dans le même tissu. Je ne sais si j’enfilerai un jour celui-ci... Le costume est pour moi synonyme d’un milieu social auquel je n’appartiens pas. Mes parents ont démarré leur vie en tant qu’ouvriers. Mon père a terminé sa vie professionnelle employé, mais dans sa tête, dans ses expressions, dans ses choix politiques, il est resté un ouvrier. Lui disposait pourtant d’un costume qu’il portait, sans ostentation, lors d’événements familiaux – mariages, enterrements, communions... Puis qu’il ne porta plus guère, peut-être parce qu’il avait grossi et que le pantalon lui serrait trop à la ceinture... Ou peut-être jugea-t-il un jour avoir fait assez de simulacres de bienséance et que ses proches devraient s’habituer, dorénavant, à le voir tel qu’il était, un homme simple qui ne cherchait pas à paraître autrement que ce qu’il était.

Quand j’étais enfant, on portait des vêtements différents la semaine et le dimanche. Il était fréquent d’entendre une mère dire, sur un ton impératif : Ne salis pas tes vêtements du dimanche ! Quand j’ai commencé à travailler, je m’habillais de la même façon la semaine et le week-end. J’avais, depuis longtemps, abandonné les vêtements du dimanche mais je ne portais pas de vêtements plus chics pour aller au travail – ni moins chics, d’ailleurs. Je me souviens avoir fait les boutiques, à la va-vite, un samedi dans un centre commercial, à la recherche d’un vêtement qui présentait bien afin d’aller à une commission d’embauche pour un poste – le premier de ma vie – que l’on peut qualifier de ’’cadre’’. J’avais dégotté un ensemble veste-pantalon, fait de deux tissus différents, d’une matière molle et souple qui supportait bien l’effet non-repassé. A la fois chic et décontracté. J’avais également acheté une cravate grise en cuir. C’était la première fois de ma vie que j’en portais une. Je n’aurais pas été à l’aise dans un costume trop guindé. A croire que ça m’allait bien, j’ai été recruté. Je pense avoir fait là un bon boulot... J’ai porté la cravate chaque jour, pendant quelque temps. Puis je ne l’ai mise qu’à certaines occasions. Je l’ai tout à fait abandonnée lorsque j’ai vu un directeur bien plus ’’élevé’’ que moi qui n’en arborait jamais et ne s’en portait pas plus mal. Son statut social lui permettait de contrevenir aux us-et-coutumes en vigueur. Je décrétai qu’il en serait de même pour moi. Puis, progressivement, j’ai commencé à m’habiller à nouveau de façon identique la semaine et le week-end. Quand j’ai changé de travail, je me suis à nouveau présenté à la commission d’embauche avec une cravate. Là encore, j’ai été recruté. J’ai ensuite jeté la cravate, revenant au principe général : une seule tenue que je sois au travail ou dans la vie privée.

Ça n’est donc pas sur l’habit que je peux m’appuyer pour identifier comment s’est opéré chez moi le passage d’une classe sociale à une autre. En France, sept enfants d’ouvriers sur dix ne changent pas de classe sociale. Dans les pays scandinaves, la probabilité de changer de classe sociale est plus forte. Contrairement aux idées reçues, elle est bien plus faible aux États-Unis. Cette trajectoire, d’une classe à l’autre, s’est construite pour moi à la façon dont marchent les personnes âgées : à petits pas. L’ouverture première a été un accès à la culture à laquelle mes parents n’avaient pas eu droit. La formation continue m’a offert une seconde opportunité – je n’avais pas saisi la première, celle que peut, parfois, présenter l’école. La chance a surtout été bonne conseillère. Ce qui fait qu’au final, contrairement à plusieurs amis qui ont eu une carrière professionnelle à trous, j’ai réussi à tenir un parcours à peu près permanent, si je me place du point de vue des caisses de retraite. Cette évolution à petits pas n’a rien eu de spectaculaire. Je me suis rarement senti en porte-à-faux. A l’étroit dans mon costume. Tout juste deux ou trois fois mal à l’aise. Lors d’un repas avec un préfet où le choix du couvert à utiliser s’est avéré problématique. Ou encore la première fois où je me suis vu arpenter les couloirs d’un collège pour aller y rencontrer le principal ; de désagréables souvenirs d’école sont remontés, me faisant perdre quelques secondes les pédales... Si ma mue sociale s’est faite en douceur c’est aussi parce que je n’ai jamais cherché à fanfaronner. Je faisais le job, voilà tout. Et parce qu’au fond de moi, je savais bien que rien de ce que je faisais ne contrevenait fondamentalement à mes valeurs. Pour parler comme Arlette : sous l’uniforme, je suis resté un travailleur.

Christian LEJOSNE


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