Mémoires d’Algérie et poids du silence

mercredi 26 décembre 2018
par  Paul MASSON
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Lorsque j’ai lu L’art de perdre d’Alice Zeniter, j’ai pensé : "C’est la suite de Les chevaux du soleil".
Le roman de Jules Roy raconte la saga de l’Algérie [1] de 1830 à 1962.
Celui d’Alice Zeniter, commence dans les années 1950 et se termine en 2017. Il reprend et prolonge de soixante dix ans la saga de Jules Roy, l’histoire tourmentée entre la France et l’Algérie.

Jules Roy cherche à rendre compte de ce qui s’est passé en Algérie au cours du siècle et demi où la France est allée s’installer de l’autre coté de la Méditerranée. Dans un ouvrage de 950 pages, écrit en 1967, cet officier, né en Algérie, donne à voir le pays, ses paysages, sa végétation, ses gens. Il montre l’attachement des hommes et des femmes à cette terre et nous aide à comprendre ce qui s’est joué pendant la colonisation algérienne. Ses personnages principaux sont des « français d’Algérie ». Il rend compte de leur drame et certaines pages sont particulièrement émouvantes. Mais il ne cherche pas à dissimuler en quoi la « perte » de l’Algérie par la France est la conséquence des actes qu’elle a commis là-bas. Pour lui, ce sont les « erreurs » de la France qui ont conduit les autochtones à vouloir s’émanciper. Il montre, sans expliquer, sans justifier, et laisse le lecteur tirer ses propres conclusions.

Alice Zeniter, l’auteure de L’art de perdre [2] a 31 ans à la sortie de son livre, en 2017. Dans ce roman, elle raconte une chronique familiale sur trois générations, marquée par son histoire personnelle. La première partie de l’ouvrage, raconte l’histoire d’Ali, son grand-père, un kabyle. Ali est riche propriétaire dans un petit village de montagne. Pendant « les évènements » d’Algérie, il cherche à protéger ses biens et sa famille. On le voit devenir harki, plus par le cours des évènements que par choix de la France. Au moment de l’indépendance algérienne, avec femme et enfants, il s’en va, émigre en métropole. Lui et les siens connaissent la vie des camps de réfugiés du sud de la France, puis ils arrivent en Normandie. La deuxième partie enchaîne avec l’histoire d’Hamid, le fils d’Ali et de Yema, qui, enfant, arrive au camp de Rivesaltes avec ses frères et sœurs. Cette partie nous fait connaître la vie des harkis, après 1962, sur le sol métropolitain. A travers le parcours d’Hamid, on découvre le chemin qu’ont du faire les enfants de harkis pour trouver une place en France. La troisième partie est l’histoire de Naïma, la fille d’Hamid, une française qui n’a jamais connu l’Algérie de ses grands-parents.
Cette deuxième partie de la saga est écrite par une française, d’origine Algérienne, née un quart de siècle après la fin de la guerre d’Algérie. Le roman d’Alice Zeniter traite du passage de la culture à travers les générations. Il présent la tension entre le désir de connaître et comprendre ce qui s’est passé et celui de tourner la page d’un passé révolu. Hamid a décidé de tourner la page. Naïma, ne sait pas si elle veut savoir, mais elle ne peut pas faire comme si son teint, sa peau, son physique n’étaient pas marqués par les origines de sa famille. Le regard de la société sur elle la renvoie à son histoire familiale, et, par elle, l’histoire franco-algérienne se rappelle au présent.

Le livre aborde également les silences : les silences personnels et les silences de l’histoire. Personne ne sait ce que les autres vont faire de notre silence, écrit-elle p 443. Dans la vie de son grand-père… deux silences qui correspondent aux deux guerres qu’il a traversées. La première, celle de 39-45, il en est ressorti en héros et alors, le silence n’a fait que souligner sa bravoure et de l’ampleur de ce qu’il avait eu à supporter… Mais la seconde, celle d’Algérie, il en est ressorti traître et du coup, son silence n’a fait que souligner sa bassesse et on a l’impression que la honte l’avait privé de mots. Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois, ils se trompent.

Le poids des silences de la guerre d’Algérie est au cœur du roman Des hommes [3] de Laurent Mauvignier. Cette œuvre complète Les chevaux du Soleil et donne une réponse à Naïma, la narratrice de L’art de perdre, qui ne sait pas si elle veut savoir.
Dans un petit village de France, Bernard, alcoolique, va faire du grabuge le jour de l’anniversaire de sa sœur Solange. Bernard « a fait l’Algérie », comme Rabut, son parent et Février, un autre jeune du pays. Au cours du roman, nous découvrons « les évènements » vécus par les appelés, soixante ans plus tôt. La guerre est présentée sans parti-pris pour ou contre l’émancipation coloniale. Elle est rendue par son quotidien, telle qu’elle a été vécue dans un bataillon d’appelés. Des hommes, témoins de violences infâmes et indignes, contraints ou amenés à commettre des actes tout autant infâmes et indignes. Un demi-siècle plus tard, Bernard et les deux autres tentent de vivre avec ça. La violence, l’injuste, l’absurde vécus un demi-siècle plus tôt, sont présents dans ces hommes, pris dans un engrenage. Ces appelés victimes et bourreaux, ces innocents, coupables.

Rien n’est dit de ce qui s’est passé. Ces hommes, marqués à vie, remplis de ces « évènements » anciens sont seuls dans leur silence. On a l’impression que, comme pour Ali d’Alice Zeniter, la honte a privé de mots ces hommes. Pour les autres membres du village, la guerre d’Algérie est finie depuis longtemps, ils ont tourné la page d’un passé révolu. Mais, quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois, ils se trompent.
Le silence de l’histoire ancienne, toujours présente, jamais assumée, continue de polluer la vie du village à son insu. Et Bernard s’en prend à Chefraoui, un villageois de la génération d’Hamid du roman d’ Alice Zeniter.

Retrouvez les chroniques littéraires


[1Les Chevaux du Soleil La saga de l’Algérie Jules Roy Omnibus

[2L’art de perdre Alice Zeniter Flammarion a obtenu le prix des Lycéens en 2017

[3Des Hommes Laurent Mauvignier Éditions de Minuit 2009


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