Question(s) d’identité(s) # 1

jeudi 27 septembre 2018
par  Christian LEJOSNE
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« Nous sommes incapables de constater sans aussitôt chercher à ’’comprendre’’. Et comprenons, essentiellement, par le truchement des récits, c’est-à-dire des fictions. » Telle est la thèse développée par Nancy Huston dans un essai intitulé L’espèce fabulatrice (1). Nom, prénom, appartenance ethnique et sexuelle, profession, généalogie, tout est fiction, affirme-t-elle. « Moi, je est une fiction. En pénétrant dans notre cerveau, les fictions le forment et le transforment. Plutôt que nous ne les fabriquions, ce sont elles qui nous fabriquent, bricolant pour chacun de nous, au cours des premières années de sa vie, un soi. Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration » précise-t-elle. Si la vie, notre vie, est une fiction, alors d’autres fictions peuvent lui être substituées... A en attraper le vertige si l’on essaie d’envisager tous les autres possibles dans lesquels nous aurions pu nous engouffrer. Petite démonstration à partir de mon seul prénom...

La légende familiale raconte que ses parents avaient choisi ’’Philippe’’ comme prénom pour leur futur bébé, s’il s’avérait bien entendu que ce fût un garçon. Renée, la mère du fœtus espérait en son for intérieur donner enfin naissance à une fille, ayant déjà accouché de deux garçons. (Si Renée avait accouché d’une fille...) Christiane ’’tomba’’ enceinte peu de temps après sa sœur Renée. Elle aussi voulait appeler son bébé Philippe dans le cas où elle accoucherait d’un garçon, ce qu’elle devait souhaiter, ayant déjà une fille. En toute logique, les deux enfants auraient pu partager le même prénom (Philippe). Le mari de Renée s’appelait Émile ; il avait un cousin qui portait le même prénom que lui. Lorsque l’on parlait de l’un d’eux, pour les différencier, la famille leur avait donné un qualificatif lié à leur taille : il y avait le Petit Émile et … Émile (pas besoin de l’appeler le Grand Émile puisque l’autre était désigné comme le Petit Émile). Partager le même prénom au sein de la famille de Renée ne semblait toutefois pas une pratique usuelle. Cela n’était tout simplement pas envisageable. Aussi fallut-il trouver un nouveau prénom à la place d’un des deux Philippe pressentis. La logique aurait voulu que ce soient les parents du second bébé à naître qui décident d’un autre prénom. Après tout, rien ne garantissait que les deux enfants à naître seraient tous deux des garçons. Mais la logique n’a guère sa place dans les affaires de famille. Aussi fut-il décidé que ce serait l’enfant de Renée qui s’appellerait autrement. (Si Renée avait insisté pour que son enfant s’appelle Philippe...)

« Pourquoi ne l’appellerait-on pas Christian ? », suggéra la mère de Renée et de Christiane. « Chez les Chavatte, qui habitent dans notre rue, le petit dernier se nomme Christian, c’est un garçon gentil et poli ; il dit ’’Bonjour’’ chaque fois qu’on le croise dans la rue. » Même si l’argument pouvait facilement être réfuté – personne n’étant jamais parvenu à prouver que tous les Christian sont de parfaits exemples de gentillesse et de politesse – il porta. Du latin christianus (chrétien) et du grec kristos (sacré), ce prénom recueillit-il l’adhésion de par son étymologie ? Renée accoucha d’un garçon. Émile alla le déclarer en mairie, quelques jours après sa naissance. (Si l’argument n’avait pas porté... ou si le père avait décidé d’un autre prénom en allant le déclarer à la mairie... ou si l’agent d’état-civil avait été dur de la feuille et avait compris de travers, entendant par exemple Christophe, au lieu de Christian susurré par un père encore tout ému d’être à la tête d’une véritable tribu de mâles... )

Christian se trouva être le troisième fils du couple formé par Émile et Renée qui n’en eurent ensuite plus d’autres. (Si d’autres enfants étaient nés après lui...)

Avant même d’en comprendre le sens, Christian entendit l’histoire de son prénom. Il apprit sans rechigner à dire ’’Bonjour’’ aux adultes qu’il croisait dans les rues et essaya en toutes circonstances d’être poli et gentil, parfois même dans des situations où il aurait mieux valu qu’il ne le fût pas. Il ne retourna pas, à l’âge de huit ans, le coup de poing que son petit camarade Rémi lui envoya sans raison dans les dents alors qu’il revenait de la boulangerie. Christian était d’autant plus gentil et poli qu’une autre légende avait cours dans la famille : celle de Papa Émile. En matière familiale, les apparences sont souvent trompeuses et quelqu’un d’extérieur au clan pourrait facilement interpréter de travers les noms donnés à certains de ses membres. Papa Émile n’était pas le papa de Christian, il était le grand-père maternel d’Émile. Autrement dit, un arrière-grand-père de Christian, appelé Papa Émile par sa fille et que, par extension inappropriée, toute la famille dénommait ainsi. Papa Émile donc, était un vieux monsieur qui ne désirait pas gêner son entourage. A la fin de sa vie, il fut hébergé chez sa fille Maria où résidaient également les deux filles de Maria. Seul homme de la maison, il se faisait le plus discret possible, les trois femmes ne se privant pas de lui faire comprendre que sa présence n’était pas bienvenue. Pour se faire accepter, Papa Émile avait développé une série d’attitudes ingénieuses. Pour ne donner qu’un exemple de sa capacité à se faire oublier, lorsqu’il allait rendre visite à quelqu’un, il ne sonnait pas à sa porte, mais s’asseyait devant la maison et attendait qu’un des résidents entre ou sorte. Le vieil homme disposait de tout son temps. Il roulait une cigarette et la fumait en regardant déambuler les passants. Au besoin, s’en roulait-il une seconde... Et si, au bout d’un certain temps, personne ne l’avait découvert, il s’en revenait tranquillement chez sa fille en se disant qu’il repasserait plus tard. Ce comportement fit l’admiration de son petit-fils Émile qui trouva en ce grand-père l’exemple même de la gentillesse à l’état pur. Cette incarnation contribua à donner au petit Christian quelques indications sur la marche à suivre pour devenir ce que l’on attendait de lui : un enfant gentil et poli. D’autant que son arrière-grand-père possédait le même nom que son propre père adoré. (Si Émile ne s’était pas appelé comme son grand-père...)

Christian fut baptisé et il lui fut octroyé un parrain et une marraine. Étant le troisième enfant de la famille, le choix des possibles pour les autres prénoms s’en trouva réduit. Son frère aîné avait hérité du prénom de ses deux grands-pères. Son frère cadet, celui de ses parents. Christian eut pour parrain son frère aîné et pour marraine une tante. Ses prénoms se déclinèrent donc ainsi : Christian, Denis (la tante se nommant Denise), Gilles. Il ne rencontra sa tante Denise qu’à l’adolescence, lors du décès de son grand-père, fâché avec sa belle-fille depuis quinze ans. Quant à son frère Gilles, de dix ans plus âgé que lui, il ne le connut pas vraiment. Bien que peu usités, ces prénoms firent cependant partie intégrante de l’état-civil de Christian et l’ont façonné, d’une façon ou d’une autre, même s’il serait aujourd’hui en difficulté de dire en quel sens. (Si d’autres prénoms lui avaient été donnés... ou si on ne lui avait donné qu’un seul prénom...)

Quelques mois après la naissance de Christian, Christiane accoucha d’une fille. Véronique et Christian avaient à peu près le même âge. Ils furent des cousins germains très proches. Véronique était un véritable garçon manqué. Christian l’était également. Ils se voyaient une à deux fois par semaine chez leurs grands-parents et jouèrent à tous les jeux auxquels les enfants s’adonnent durant leur jeunesse, recourant indistinctement aux jeux de filles (dînette, coloriage) et aux jeux de garçons (course, bagarre). Quand ils en eurent l’âge, ils jouèrent à des jeux mixtes : le jeu des amoureux. (S’ils avaient été du même sexe, seraient-ils devenu(e)s homosexuel(le)s ?... ). Dans la famille, Véronique fut la dernière-née de cette génération et le très convoité prénom Philippe tomba dans l’oubli...

Lorsqu’il eut la cinquantaine, Christian se mit à écrire. Il signa ses premiers textes d’une énigmatique formule ’’Le citron papressé’’ avant qu’une amie ne lui fasse remarquer qu’il pouvait s’afficher sans se cacher derrière un pseudonyme... Il l’admit et signe, depuis, ses textes de son vrai nom.

Christian LEJOSNE

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(1) Actes Sud, 2008


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