Le roman de Romand ou le fil rouge du Fil rouge

lundi 10 juillet 2017
par  Christian LEJOSNE
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On n’en finit jamais tout à fait avec les livres que l’on écrit. Ils continuent à vous poursuivre, inlassablement. Quelques jours après avoir donné le feu vert à la publication d’Un fil rouge, en fouinant dans une librairie, je suis tombé sur un livre d’Emmanuel Carrère (1) que je ne connaissais pas. Il regroupe un ensemble de textes et d’articles écrits sur une longue période, principalement des reportages réalisés pour des magazines. L’un deux m’a tout de suite intéressé, il s’intitule Capote, Romand et moi. Emmanuel Carrère y explique comment il chercha à écrire L’Adversaire à la façon dont Truman Capote écrivit De sang froid.

L’Adversaire relate l’affaire Romand, ce faux médecin qui préféra assassiner sa femme, ses enfants et ses parents plutôt que d’avouer avoir été, durant dix-huit ans, un imposteur. Dans cet article, Emmanuel Carrère explique comment, ne parvenant pas à écrire ce livre selon les règles du roman-vérité édictées par Truman Capote, il décida d’abandonner le projet et s’en trouva immédiatement libéré, sans regret pour la masse de travail investie en pure perte. « Fini Romand, fini le cauchemar » écrit-il, et l’on sent que ces mots ne sont pas de pure forme. Quelques jours après cette décision, il rédigea une sorte de rapport sur ce qu’avait été pour lui cette expérience, «  sans aucune perspective de publication  ». Reprenant ses vieux agendas, il se mit à écrire : « Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné.  » Il a continué ainsi et c’est seulement au bout de quelques pages qu’il se rendit compte qu’il avait enfin commencé à écrire le livre qui lui échappait depuis si longtemps... Il n’y parvenait pas parce qu’il s’évertuait à écrire selon une règle définie par Truman Capote, selon laquelle le « je » est absent : «  l’auteur ne doit pas apparaître dans l’œuvre » (2). Tant qu’Emmanuel Carrère essaya d’adopter cette posture, il ne parvint pas à écrire le roman de l’affaire Romand. « En consentant à la première personne, à occuper ma place et nulle autre, c’est-à-dire à me défaire du modèle Capote, j’avais trouvé la première phrase et le reste est venu, je ne dirais pas facilement, mais d’un trait et comme allant de soi.  »

L’Adversaire fut un succès de librairie. Nicole Garcia en tira, l’année suivant sa sortie, un film où Daniel Auteuil tient la place de Jean-Claude Romand. Emmanuel Carrère écrivit d’autres livres dans la veine du roman-vérité : D’autres vies que la mienne, Limonov et Le Royaume (3). Truman Capote, lui, n’eut pas cette chance. Après De sang froid, il n’écrivit plus un seul livre en entier jusqu’à la fin de ses jours, vingt ans plus tard. Dans Un fil rouge (4), je relate diverses raisons qui poussèrent Truman Capote vers la fin tragique qu’on lui connaît. Mais le fait que le « je » devait être absent de son œuvre, tout comme ses parents furent chroniquement absents de sa sinistre enfance, est une contrainte complémentaire que Truman Capote s’obligea à tenir, en une sorte de compulsion de répétition, qui contribua sans doute à son incapacité à continuer d’écrire.

En consultant sur Internet ce qu’était devenu Jean-Claude Romand, condamné en 1993, à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans, donc libérable en 2015, j’ai découvert qu’il avait préféré demeurer en prison où, en tant que prisonnier modèle, il restaure et numérise des documentaires de l’Institut national de l’audiovisuel. Et j’ai fait une autre découverte qui m’étonna bien plus : Alice Miller, véritable fil rouge de mon livre, a également écrit sur l’affaire Romand. Dans son livre Libre de savoir, Ouvrir les yeux sur notre propre histoire (5), elle montre comment un enfant, pris au piège de son éducation, sans témoin secourable pour l’aider à ouvrir les yeux sur les pressions qu’il a subies, peut devenir, une fois adulte, le vecteur de terribles crimes. Les détails sur l’enfance de Jean-Claude Romand donnés par Emmanuel Carrère apportent, selon elle, des pistes sérieuses pour comprendre sa folie meurtrière. Acculé à une double contrainte, dire la vérité selon les normes professionnelles du père et mentir pour protéger la mère dépressive, il s’est conformé à ce que l’on attendait de lui : être un enfant sage, obéissant et qui devait systématiquement cacher ses émotions.

Dans une lettre adressée à Emmanuel Carrère, Jean-Claude Romand écrit : « Il me semble aussi que cette impossibilité de dire « Je » pour vous-même à mon propos est liée en partie à ma propre difficulté à dire « je » pour moi-même. Même si je réussis à franchir cette étape, ce sera trop tard, et il est cruel de penser que si j’avais eu accès à ce « je » et par conséquent au « tu » et au « nous » en temps voulu, j’aurais pu leur dire tout ce que j’avais à leur dire sans que la violence rende la suite du dialogue impossible. » Entre les lignes, j’y lis qu’Emmanuel Carrère, en échangeant par courrier avec Jean-Claude Romand, a joué le rôle du témoin secourable dont parle Alice Miller.

Christian LEJOSNE

(1) Il est avantageux d’avoir où aller, P.O.L. 2016
(2) Truman Capote, Entretiens, Rivages, 1988
(3) Ces livres sont parus chez P.O.L. puis chez Folio
(4) L’Harmattan, 2017
(5) Flammarion, 2001


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