Une construction imaginaire

mercredi 13 avril 2016
par  Christian LEJOSNE
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La cache (1) pourrait être un anti-manuel d’éducation familiale (ou d’apprentissage de la parentalité comme on dit aujourd’hui). C’est, en fait, le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à l’Obs, publié l’été 2015. Roman-vrai tel qu’il est écrit en quatrième de couverture, ce livre plonge dans l’histoire familiale des Boltanski... Et le lecteur reste en apnée durant 335 pages !

Chez les grands-parents de Christophe, on a vécu, de tout temps, en dépit des conventions en usage chez les bourgeois. Même si on habite un hôtel particulier, Rue-de-Grenelle, dans le 7ème arrondissement de Paris. Est-ce la raison qui poussa Christophe, dès l’âge de treize ans, à venir s’installer chez eux ? Il est vrai que là, l’école est considérée comme superfétatoire : on y va le temps de s’en dégoutter et de rejoindre l’avis de Myriam, la grand-mère, qui hait les enseignants, les affublant du surnom de « tortionnaires diplômés ». Là également, le frigo est désespérément vide : les repas, composés de conserves, sont pris à la va-vite, sur la table de cuisine aux murs défraîchis. On ne déjeune pas, on pique-nique. La salle de bain, toujours glacée, n’incite pas à de longues ablutions. « Dans un monde propre, il faut être sale  », a théorisé le grand-père, médecin de profession : « Les bactéries nous protègent. » Tous dorment dans la même pièce : les grands-parents dans un lit, Christophe et son oncle Jean-Élie couchés à même le sol, dans un sac de couchage. « Comme avant, Luc et Christian. Eux aussi avaient bivouaqué dans ce lieu transformé en château fort. Quinze années de duvet pour mon père. Six de plus pour son frère. Telle une portée de chiots blottis autour d’une mère nourricière, formant un bloc compact jusqu’au bout de la nuit.  »
Se remémorant son passé, Christophe reconnait : « Je n’ai jamais été aussi libre et heureux que dans cette maison. L’énergie, l’exubérance de cette communauté soixante-huitarde avant l’heure. La lumière, malgré les ténèbres. » Car des ténèbres, les Boltanski en eurent leur lot. Myriam, la grand-mère, issue d’une famille désargentée, septième enfant née en sept années, fut placée chez une tutrice, avant que la polio ne la rende définitivement infirme des jambes. Durant la guerre Quatorze, Étienne, le grand-père, vécut deux années dans les tranchées dont il revint peu bavard. Lors de la seconde guerre mondiale, il dut se cacher pendant vingt mois dans un minuscule recoin de la maison où il pouvait à peine tenir accroupi. Après-guerre, il reprit sa carrière de médecin, enchaînant les postes, mais le dehors l’écrasait. Dans la rue, il était pris de vertiges et ne pouvait plus sortir sans être accompagné. Il vivait dans une peur continuelle. « Il avançait dans la vie sans position de repli, sans refuge, tel un crustacé privé de sa carapace, laissé à la merci du premier prédateur venu.  » Alors, pour le protéger, toute la famille fait corps « main dans la main, collés les uns aux autres, nous formions un seul être, une espèce de gros mille-pattes  ».

Ces traumatismes, les enfants et petits-enfants les ont reçus en héritage. D’Étienne et de Myriam. A moins qu’ils ne proviennent de plus loin encore dans la généalogie familiale d’immigrés juifs chassés de Russie à la fin du dix-neuvième siècle : « Nous avions peur. De tout, de rien, des autres, de nous-mêmes. De la petite comme de la grande histoire. Des honnêtes gens qui, selon les circonstances, peuvent se muer en criminels. De la réversibilité des hommes et de la vie. Du pire, car il est toujours sûr. Cette appréhension, ma famille me l’a transmise très tôt, presque à la naissance.  » C’est pourtant cette famille pathologique, repliée sur elle-même, qui produisit trois générations d’intellectuels ouverts sur le monde. Le grand-père, Étienne devint membre de l’Académie de médecine. Sa femme, Myriam, écrivit des romans. Jean-Élie, leur fils aîné, un linguiste renommé. Luc, fils cadet, un célèbre sociologue. Christian, le dernier des enfants, un plasticien internationalement connu. Anne, l’enfant adoptée par le couple, une photographe remarquée. Christophe, après avoir vécu une dizaine d’années dans la tribu Boltanski, fut propulsé grand reporter.

Alors que je lisais La cache, j’assistai à une intervention du sociologue et philosophe Saül Karsz, polono-argentin d’origine et français d’adoption (2). Une conférence intitulée « Filiation, famille et autres enjeux  ». La cache et le discours de Saül Karsz se sont mélangés dans mon esprit au point de former un tout indémêlable. Semblable à l’idée que je me fais des maquettes que Christian Boltanski, enfant, fabriquait dans le grenier de la Rue-de-Grenelle, collant des morceaux de sucre auxquels il mettait ensuite le feu, composant des villes incendiées. Selon Saül Karsz, le monde se complexifie plus vite que nos capacités à le conceptualiser. Nous l’interprétons avec des théories qui ont un train de retard et qu’il est nécessaire de sans cesse dépoussiérer. Chaque situation est la résultante de causes à la fois psychologiques et sociologiques. Il n’y a pas de trame unique de schéma familial. Les familles sont plurielles. Dans le monde selon Saül Karsz, la famille est une construction imaginaire. Ça n’est pas la tribu Boltanski qui le démentira !
Christian LEJOSNE

(1) Paru aux éditions Stock
(2) Retrouvez les écrits de Saül Karsz sur le site www.pratiques-sociales.org


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