Maintenant que la jeunesse machinale m’a trahi

lundi 8 février 2016
par  Christian LEJOSNE
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Je connais rarement mon âge, il change tout le temps ! Je dois faire, de tête, la soustraction entre l’année dans laquelle nous sommes et mon année de naissance. Depuis que l’on a changé de siècle, ce calcul est un peu plus compliqué, ce qui fait qu’il peut se passer quelques secondes avant que je ne sois capable de répondre. C’est ce qui s’est passé dernièrement alors que l’on me questionnait pour un sondage. La jeune femme qui m’interrogeait a levé les yeux de son questionnaire pour me regarder, et elle a souri... S’est-elle imaginée que je perdais la mémoire ? A-t-elle pensé que, comme certaines femmes, je ne souhaitais pas dévoiler cette part de moi jugée trop intime ?

Jusqu’à il y a peu, je n’avais pas la conscience de mon âge. Un décalage existait entre l’âge de mon corps et l’âge que mon mental croyait avoir. Tandis que mon corps continuait à vieillir, mon mental, lui, était resté bloqué à l’âge de vingt ans. Lorsque, par exemple, je croisais dans la rue des appelés du contingent – des bidasses comme on disait alors – je les imaginais systématiquement plus vieux que moi. La conscription ayant cessé d’être obligatoire depuis 1998 (merci Jacques Chirac !), j’avais dépassé l’âge de ces troufions depuis une bonne vingtaine d’années sans que mon esprit ne s’en soit rendu compte ! Puis ce décalage s’est d’un coup résorbé : mon corps et mon esprit se sont ré-alignés, sans que je ne comprenne les raisons de ce réajustement. Aujourd’hui, tout est redevenu conforme : l’âge de mon corps, l’âge que je me fais de moi-même et l’âge que me donnent les gens : je fais mon âge, ni plus, ni moins ! Jusqu’à cet épisode survenu dans le tramway...
Deux garçons d’une petite vingtaine d’années s’assoient sur la banquette en face de moi, vite rejoints par un troisième larron qui reste debout à leur parler. Je les observe sans qu’ils ne me voient : trop vieux pour effleurer leur conscience ! Le jeune homme face à moi a un joli visage et des cheveux bouclés mi- longs ; un bonnet couvre la tête de son voisin. Le jeune homme face à moi lit avec attention un journal gratuit, de ceux distribués à chaque station de tram. Le jeune assis à ses côtés tente de lire le même article, par-dessus l’épaule de son camarade. Cette position doit lui être inconfortable ou l’article lui sembler inintéressant, rapidement il reprend la conversation avec le troisième jeune, resté debout. Bien qu’ils soient très proches, je ne parviens à capter qu’un mot par ci par là, ce qui rend incompréhensible leur conversation. Le troisième larron finit par s’éloigner dans la rame tout en pianotant sur son téléphone. Je regarde le jeune assis en face de moi. Il sort de son sac en bandoulière le matériel nécessaire pour se confectionner une cigarette : un filtre qu’il porte à ses lèvres afin de garder les mains disponibles, du papier à rouler dont il extrait délicatement une feuille qu’il déplie, du tabac qu’il extrait d’un étui en tissu coloré. Lentement, avec attention, il roule entre ses doigts délicats une fine cigarette. La portant à ses lèvres, son regard se hisse jusqu’à moi le regardant, lui souriant. Étonné, il me renvoie progressivement mon sourire et c’est tout à coup quarante années qui se rétractent et se trouvent éloignées uniquement par la distance séparant nos banquettes. Allongeant le bras, je pourrais toucher ma jeunesse et, prenant conscience de cela, des larmes me montent aux yeux tandis que le jeune homme face à moi a repris le cours de sa vie, sans imaginer qu’il vient de me donner l’inimaginable occasion de faire un voyage à rebours de moi-même de quarante années. Quelques minutes plus tard, à la station Universités des sciences et Lettres, le jeune homme face à moi et son voisin machinalement se lèvent et descendent sur le quai. Dehors un soleil blanc les rattrape tandis que le tram continue sa route. Et moi la mienne.

Christian LEJOSNE

Le titre est extrait du poème Maintenant que la jeunesse de Louis Aragon, paru dans Le Nouveau Crève-cœur