La métamorphose d’Ahmed

jeudi 1er janvier 2015
par  Christian LEJOSNE
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On a tous le souvenir d’un professeur qui nous a marqué au point que, sans cette rencontre, notre vie n’aurait pas pris la même direction. C’est ce qui est arrivé à Ahmed qui eut la chance d’avoir Madame Anglès comme professeur d’Histoire-Géographie en classe de Seconde, en 2009. A tel point qu’Ahmed est devenu comédien et scénariste. Et qu’il a eu à cœur de raconter ce qui s’était joué pour lui et tous ses camarades de classe, cette année-là.

Les héritiers (1) raconte comment une enseignante d’Histoire-Géographie fait travailler, durant une année scolaire, une classe difficile de Seconde sur le thème de la Shoah. Ce film bouleverse. Parce qu’il fait plus vrai que nature ! On le regarde comme un documentaire. Tourné avec de vrais élèves dans l’enceinte même du lycée Léon Blum de Créteil où Ahmed fit ses études, on vit au rythme de sa classe. De cette jeunesse multi-ethnique sur-vitaminée et multi-connectée – avec casquettes de rappeurs, téléphones portables, dégaines de séries télé et bimbos de magazines féminins. Dès le départ, on sent que pour cette classe, c’est mal barré ! Trop de décalages entre leurs désirs et ce qu’en attend l’institution scolaire. Trop de pression du groupe tirant chacun vers le bas. Tous ont intégré le discours ambiant qu’ils ne valent rien et n’aboutiront nulle part. Aussi, quand Ariane Ascaride – qui joue à merveille le rôle de la prof d’Histoire-géo – leur propose de participer au Concours national de la Résistance et de la Déportation, leurs réactions premières montrent combien ils ne s’en sentent pas capables. Ce qui fait dire à leur prof : « C’est bizarre parce que moi j’ai beaucoup plus confiance en vous que vous, vous n’avez confiance en vous-mêmes  ». Mais les élèves ne sont pas les seuls dans ce cas. Quand le proviseur croise la prof dans le couloir, à la sortie des cours, ses propos traduisent l’état d’esprit ambiant : « Vous trouvez ça raisonnable de faire passer ce concours à votre Seconde ? Moi, je vois ça comme du temps perdu, du temps que vous pourriez consacrer à d’autres élèves qui le méritent plus !  »
Pourtant, avec une ténacité et une foi inébranlable, par son autorité bienveillante qui invite au respect réciproque, la prof lève, un à un, tous les obstacles. Reconnaissant chacun dans sa spécificité, elle parvient à créer les conditions d’un véritable travail collectif.

« C’était la première fois qu’on travaillait en groupe » dira Ahmed. Et puis, il y a la rencontre de la classe avec Léon Zyguel qui sonne particulièrement juste. Celui qui fut déporté à Buchenwald quand il était adolescent trouve les mots pour parler aux jeunes. Toute la classe est bouleversée. Pour Ahmed Dramé, dont la classe avait effectivement reçu cet ancien déporté « Léon Zyguel a réveillé notre esprit. Son témoignage nous a mis une claque. Sa condition dans les camps de concentration, sa survie. On se dit qu’on ne peut pas se plaindre quand on rencontre une personne comme elle. C’est à des gens comme lui qu’on doit notre liberté.  »
Le titre du film fait référence au livre que Pierre Bourdieu écrivit, en 1964, avec Jean-Claude Passeron Les héritiers, les étudiants et leurs études (2). Ils démontraient que l’école, loin d’être un instrument démocratique de mobilité sociale, perpétuait au contraire les inégalités. En 1964, un fils de cadre supérieur avait 42 fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier d’entrer à l’université. Cinquante ans plus tard, l’université s’est démocratisée : le fils de cadre n’a plus que de 4 chances de plus d’en l’intégrer une que le fils d’ouvrier. Mais compte tenu de la dévaluation des diplômes de premier cycle, les choses ont, au final, peu changé. Car si l’on observe la situation à l’entrée dans les grandes écoles, un fils de cadre supérieur a aujourd’hui 43 fois plus de chance d’y accéder qu’un fils d’ouvrier. Pour parler comme Bourdieu, les instruments de la domination symbolique demeurent…
Toutefois, à la fin du film, et contre toute logique statistique, une question subsiste. Pourquoi tous les élèves (sauf un) de cette classe de seconde finiront-ils par obtenir le bac ? La réponse approfondie à cette question permettrait de mieux définir les moyens et les méthodes que l’on pourrait mettre en œuvre dans les zones d’éducation prioritaire dernièrement redessinées…

Christian LEJOSNE

(1) Film de Marie-Christine MENTION-SCHAAR, sorti le 3 décembre 2014
(2) Les Editions de Minuit, 1964


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