La pièce manquante du puzzle

mercredi 3 décembre 2014
par  Christian LEJOSNE
popularité : 28%

C’est d’un auteur célèbre dont il sera question ici. Pourtant, il restera comme la plupart des personnages de ses romans « une personne non identifiée » ou, plus simplement « X » (1). Tant que toi, lecteur, tu ne l’auras pas reconnu... Ce ne sera pas pour lui déplaire, lui qui a fait des fausses pistes et de la quête identitaire, la trame de la plupart de ses livres. Quels sont donc les faits marquants de son enfance qui irriguent la trentaine de livres publiés depuis son premier roman en 1968 ?

Un épisode de sa vie rappelle celle de Tobie Nathan : son prénom usuel n’est pas celui figurant sur son état civil... Son véritable prénom est Jean. Mais je ne pense pas que cette raison explique le fait qu’il soit devenu écrivain. Bien que « respectueux pour tous les papiers officiels, diplômes, actes notariés, arbres généalogiques, cadastres, parchemins, pedigrees...  » (2) l’auteur a longtemps menti sur son année et son lieu de naissance. La quatrième de couverture de ses premiers livres stipule qu’il est né en 1947 à Paris. La publication de son autobiographie, en 2005, vient corriger cette « erreur » : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt. » Et trois pages plus loin : « Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois bien m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un questionnaire administratif. » (3) Comme lui, bon nombre des personnages de ses romans usent de fausses identités, s’inventent des patronymes, vivent en fraude, brouillent les pistes sur leur origine. Surtout quand celle-ci demeure difficile à assumer : « Drôles de gens. Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent. Deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard. (...) Mais je n’y peux rien, c’est le terreau – ou le fumier – d’où je suis issu.  » (3) Fils d’un aventurier juif, trafiquant de marché noir pendant l’Occupation et d’une comédienne flamande au cœur sec, il est très souvent confié à ses grands-parents maternels ou à des proches de sa mère. Juste un frère cadet à qui se raccrocher pour tenter de former un embryon de famille.

Son œuvre est un véritable jeu de piste : mêmes noms de personnages, mêmes adresses parisiennes, mêmes numéros de téléphone, parfois aussi mêmes phrases réapparaissent d’un livre à l’autre. Comme le refrain lancinant d’une chanson. Comme au réveil, un rêve dont ne parvient pas totalement à se défaire. « Jusque-là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé... Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches...Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie... Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne ? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé ?  » (4) Tout dans son œuvre fonctionne sur le mode flouté des souvenirs oubliés qui, parfois, resurgissent. A l’image de cet accident, survenu dans l’enfance, et que l’on retrouve, sous différentes formes, dans plusieurs de ses livres : « Et je n’éprouvais aucune inquiétude, moi qui n’avais jamais cessé d’être sur le qui-vive. Peut-être devais-je ce brusque apaisement à l’éther que l’on m’avait fait respirer la nuit dernière, ou à une autre drogue qui avait calmé la douleur. En tout cas, le poids que j’avais toujours senti peser sur moi n’existait plus. Pour la première fois de ma vie, j’étais léger et insouciant, et c’était cela ma vraie nature. (…) On dit que ce sont les odeurs qui ressuscitent le mieux le passé, et celle de l’éther avait toujours eu un curieux effet sur moi. Elle me semblait l’odeur même de mon enfance, mais comme elle était liée au sommeil et qu’elle effaçait aussi la douleur, les images qu’elle dévoilait se brouillaient aussitôt. C’était sans doute à cause de cela que j’avais, de mon enfance, un souvenir confus. L’éther provoquait à la fois la mémoire et l’oubli. » (5) Alors, une brume s’installe, qui enveloppe tout et qui dresse entre le monde et l’auteur une sorte de vitre dépolie, comme un doute lui permettant de ne pas en savoir plus. « Au moins, avec le doute, il demeure encore une forme d’espoir, une ligne de fuite vers l’horizon. » (6)

Le procédé est usé jusqu’à la corde, pourtant il l’utilise avec succès dans la quasi-totalité de ses livres : le personnage principal est écrivain. « Un éditeur venait d’accepter mon premier livre et j’avais dans la poche intérieure de ma veste, une lettre qui m’annonçait la nouvelle. » (7) La plupart du temps, c’est la publication de ce premier livre qui permet au personnage de sortir de l’enlisement dans lequel la vie l’avait plongé. Devenu écrivain, il évite que les choses et les êtres ne se perdent dans l’oubli : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phares dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours.  » (8) On serait donc porté à croire que cet auteur écrit toujours le même livre, sur la vie telle qu’elle existait avant lui, celle de ses parents, la guerre et cette période trouble que fut l’Occupation... D’autant qu’il peut lui-même le laisser entendre : « Je n’avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J’étais sûr, par exemple, d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne. » (2) Mais il n’en est rien. Depuis quarante-cinq ans et plus de trente livres, cet auteur écrit pour cacher l’essentiel. Une plaie toujours vive passée sous silence. Sauf ces quelques lignes, en 2005, dans son seul livre véritablement autobiographique : « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. » (3) Et cette confidence faite dès 1990 à Pierre Assouline (qui avait, lui aussi, perdu un frère lorsqu’il était adolescent, cf. Air de rien n°72 : « Le choc de sa mort a été déterminant. Ma recherche perpétuelle de quelque chose de perdu, la quête d’un passé brouillé qu’on ne peut élucider, l’enfance brusquement cassée, tout cela participe d’une même névrose qui est devenue mon état d’esprit. » (9) Non, il ne reviendrait pas sur la mort de son frère Rudy. « Il craignait trop que le chagrin, enfoui jusque-là, ne se propage à travers les années comme le long d’un cordon Bickford. » (10)

Christian LEJOSNE

  • (1) Dans le café de la jeunesse perdue, Gallimard, 2007
  • (2) Livret de famille, Gallimard, 1977
  • (3) Un pedigree, Gallimard, 2005
  • (5) Rue des boutiques obscures, Gallimard, 1978
  • (5) Accident nocturne, Gallimard, 2003
  • (6) L’horizon, Gallimard, 2010
  • (7) Chien de printemps, Gallimard, 1993
  • (8) Dora Bruder, Gallimard, 1997
  • (9) Magazine Lire, mai 1990
  • (10) Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014

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