Hors de contrôle

vendredi 13 décembre 2013
par  Christian LEJOSNE
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Plusieurs similitudes existent entre le dernier livre de John Irving A moi seul bien des personnages (1) (Cf. L’air de rien n°75) et celui publié par Jeanette Winterson Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (2) Dans les deux cas, l’histoire est racontée à la première personne, le personnage principal étant né dans des conditions difficiles (de père inconnu chez Irving, abandonné pour Jeanette Winterson) ; tous deux voient le naufrage de leur enfance sauvée par les livres ; tous deux deviendront écrivains une fois adultes ; et tous deux développeront une sexualité non hétérosexuelle (bisexuelle pour le personnage d’Irving, homosexuelle pour Jeanette).

Cependant, si le livre d’Irving est sous titré roman, celui de Jeanette Winterson est clairement autobiographique. Il vient d’ailleurs compléter un roman écrit vingt-sept années plus tôt – Les oranges ne sont pas les seuls fruits (3) – qui relatait déjà la vie d’une enfant, nommée Jeanette, adoptée bébé par un couple de Pentecôtistes, qui se trouve confrontée à une mère excentrique et extrémiste : Quand ma mère se fâchait contre moi, ce qui lui arrivait souvent, elle disait : « Le Diable nous a dirigés vers le mauvais berceau ». Jeanette apprend à lire dans la bible, sa mère la destinant à être missionnaire. Elle n’a pas le droit de lire d’autres livres : Le problème avec un livre, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il contient avant qu’il ne soit trop tard. Sa mère se résout à envoyer Jeanette à l’école… avec une année de retard après avoir reçu une injonction des services sociaux. C’était angoissant parce que ma mère appelait l’école le Bouillon de Culture. Quand, à l’adolescence, Jeanette révèle à sa mère son homosexualité, elle subit un exorcisme en règle.

L’autobiographie relate une enfance encore plus sordide que celle décrite dans le roman. Je crois que ce qui m’attriste le plus, dans cette légende Des Oranges, c’est que j’ai écrit une histoire avec laquelle je pouvais vivre. L’autre était trop douloureuse. Je n’y aurais pas survécu écrit-elle dans le premier chapitre de son autobiographie. Des passages entiers, particulièrement terribles pour une enfant, sont occultés dans le roman. A l’inverse, Jeanette invente une adulte qui la soutient et l’aime telle qu’elle est. J’ai créé ce personnage parce que je ne pouvais pas supporter qu’elle ne soit pas dans l’histoire. Je l’ai créé parce que j’avais souhaité que les choses se passent ainsi. Les enfants solitaires s’inventent des amis imaginaires précise-t-elle encore. Pourquoi l’auteur écrit-elle à nouveau son enfance, presque trente ans après ce premier roman qui l’avait rendue célèbre ? Plusieurs événements semblent y avoir contribué. Le premier est que sa mère adoptive est, entre temps, décédée : Pour lui survivre, lui rendre hommage et, plus tard, lui pardonner, j’ai dû la réinventer, explique-t-elle dans une interview (4). Le second est que Jeanette a fait les démarches nécessaires lui ayant permis de retrouver sa mère biologique. Le troisième est qu’à l’occasion de ces recherches, elle a découvert que Mrs Winterson attendait de l’Agence d’adoption un garçon – un petit Paul qui, pour des raisons inexpliquées, ne lui a pas été confié. A sa place, c’est Jeanette qui est arrivée. Elle enfilera d’ailleurs, dans les premiers mois de sa vie, les vêtements de garçon que Mrs Winterson avait achetés pour le petit Paul. Et moi qui croyais que ma vie n’était qu’une question de choix sexuel et de féminisme et … il se trouve qu’au début, j’étais un garçon écrit-elle. Car, c’est tout l’édifice sur lequel Jeanette Winterson a construit sa vie d’adulte qui demande, avec cette découverte, à être ré étayé. Après le succès des Oranges Jeanette Winterson était devenue en Grande-Bretagne une icône de la contre-culture homosexuelle et féministe. Pour elle, chacun doit pouvoir décider en toute indépendance de sa vie, de son avenir, de ses choix sexuels. C’est donc à un voyage aux limites de la liberté et aux frontières de l’inconscient que nous convie Jeanette Winterson dans son dernier livre. Comme une porte ouverte sur un nouveau commencement.

Après la rencontre de sa mère biologique, Jeanette conclut le livre par ces mots : Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer ensuite. Dans le monde selon Jeanette Winterson, les histoires sont heureusement là pour compenser ce qui est hors de contrôle.

Christian LEJOSNE

(1) Seuil, avril 2013

(2) Editions de l’Olivier, mai 2012

(3) Editions de l’Olivier, 2012 (Une première édition a paru en 1991 aux Editions des Femmes

(4) Libération du 2 mai 2012


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