Le monde selon Irving

samedi 23 novembre 2013
par  Christian LEJOSNE
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John Irving, je l’ai découvert en lisant L’Hôtel New Hampshire (1), au début des années 80. J’ai tout de suite aimé son style, les situations baroques qu’il inventait. J’avais d’autant plus adoré ce livre qu’il m’avait été offert par l’ex-femme-de-ma-vie qui m’avait quitté quelques années auparavant ! Le premier cadeau d’une longue série – qui dure encore aujourd’hui, dieu merci ! – un signe de paix et de réconciliation. Ensuite, j’ai lu d’une traite Le monde selon Garp qui fut le livre de sa consécration, lui permettant de vivre exclusivement de son écriture. Sa lecture correspondait à ce que je vivais alors (« Dans le monde selon Garp, nous sommes tous des Incurables »).

Ses livres suivants me semblèrent en deçà (Un mariage poids moyen, L’épopée du buveur d’eau…). En fait, ils avaient été écrits antérieurement, mais ils ne furent édités en France qu’après le succès du Monde selon Garp (ceci expliquant cela). On y retrouvait les mêmes sujets récurrents (Vienne, les ours, l’opposition des sexes, les mutilations du corps…), la même écriture bienveillante envers ses personnages, et de l’humour, beaucoup d’humour.

Puis sortirent L’œuvre de Dieu, la part du Diable et Une prière pour Owen qui sont, avec Garp, le tiercé gagnant de l’œuvre littéraire de John Irving ; des livres dont je ne me lasse pas de retrouver les personnages comme on aime revoir de vieux copains. Ces trois livres sont également des romans à teneur politique, au sens où Irving y affiche une position anticonformiste au regard de l’Amérique puritaine : contre l’intolérance et la discrimination, la guerre du Vietnam, Ronald Reagan… Il publia d’autres romans, mais la magie n’opérait plus : Irving semblait s’accommoder des recettes d’écriture qui avaient fait son succès. J’avais fini par dédaigner ses dernières productions, jusqu’à ce qu’une « bonne » critique de son dernier roman A moi seul bien des personnages (2) me donne envie de retourner sur ses terres. Et là, pas de doute ! Le génie a de nouveau frappé à la porte de ce bon vieux John, seize livres au compteur et âgé aujourd’hui de 71 ans. Dans ce livre (écrit à la première personne) on suit Billy, de sa naissance à la vieillesse – le personnage a le même âge que John Irving. Billy, garçon sans père – mais sa mauvaise réputation lui colle à la peau – prend le nom de son beau-père à l’adolescence, après que sa mère se soit enfin décidée à reconquérir un homme après sa déconvenue avec le père de Billy. Ce sera ce père de substitution qui mènera Billy à la bibliothèque « où il ne lui faudra qu’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher avec Miss Frost (la bibliothécaire) – pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs  » est-il précisé à la première page du livre. En grandissant, Billy se découvre avoir des béguins tant pour certaines femmes que pour certains hommes… Cette bisexualité tiendra lieu, dans sa vie, à la fois de stimulation et de trouble … tant elle viendra achopper sur les préjugés de nombre de ceux qu’il sera amené à côtoyer et sans compter la tragique traversée des années sida. Dans le monde selon Billy, on est prié de ne pas coller d’étiquette aux gens avant de les connaître !

John Irving prétend qu’il n’y a pas d’intérêt à savoir si un livre est ou non autobiographique. Selon lui, si le roman est bon, la question n’est pas pertinente. Je ne peux pourtant m’empêcher de constater que certains thèmes récurrents abordés tout au long de son œuvre forment un troublant reflet de son enfance. Sa mère l’a mis au monde hors des liens du mariage au sein d’une famille distinguée et respectable de la Nouvelle-Angleterre, refusant de dévoiler l’identité du père. Il fut élevé par sa grand-mère et ses tantes jusqu’à l’âge de six ans. « Ces femmes étaient aux commandes, elles étaient très fortes, très têtues, très impressionnantes. Peut-être cela m’a-t-il influencé tôt dans mon enfance » relate-t-il dans une interview (3). Il retourna vivre chez sa mère une fois celle-ci remariée avec un professeur, qui adopta John et lui donna son nom. Jamais, John ne chercha à retrouver son père biologique (« j’avais déjà un père  » dit-il) et il ne connaîtra son identité qu’une fois celui-ci décédé. Ces différents épisodes imprègnent fortement ses romans… même si l’auteur s’est attaché à brouiller les pistes. Dans A moi seul bien des personnages, un ami de Billy le présente ainsi : « Bill est romancier, mais il écrit à la première personne, sur un mode de confession intégrale ; en réalité, sa fiction est on ne peut plus proche de l’autobiographie. » A la différence de Franz Kafka, qui ne fit jamais le lien entre son œuvre et sa vie (Cf. chronique n°74), John Irving semble écrire en conscience…et ça lui réussit.

Christian LEJOSNE

(1) Tous les livres de John Irving sont édités chez Points Seuil
(2) Seuil, avril 2013, 470 pages – 21,80 €
(3) L’express, 21 janvier 2011


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