Le jardin du souvenir

vendredi 11 septembre 2009
par  Christian LEJOSNE
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Mon père est mort le 29 juillet 2009 à l’hôpital d’Aubenas, en Ardèche. Au crématorium, mon frère a lu un extrait du Fil où mon père raconte sa passion du jardinage, tôt démarrée, il avait dix ans :

« On faisait un petit jardin derrière la maison. Quand t’es gosse, t’es un peu enragé à aller voir ce que font les adultes. Quand mon père est mort, ma mère a dit « Si on continue à faire du jardin, on aura des légumes pas cher ». Il y avait des terrains derrière le cimetière d’Arras, que la Ville prêtait en lopins de terre pour jardiner. Mon oncle Albert en faisait un avec son fils. Nous, on a eu la parcelle à côté de la leur. On partait de la maison avec une voiture d’enfant ou une brouette. Dedans, on y jetait le fourchet, la bêche et tout le bataclan. On passait d’abord au cimetière, sur la tombe de mon père, puis on filait au jardin. C’est ça qui m’a vraiment lancé dans le jardinage. Je dois tenir ça de mes grands pères qui faisaient également de beaux jardins. Mon grand père de Beugny savait en particulier tailler et greffer les arbres – ce que je n’aime pas faire. Dans le même prunier, il savait faire pousser deux sortes de fruits de couleurs différentes. Quand il est mort, je n’ai pas pu récupérer ses greffes ni ses outils.(…) Quand j’ai été marié, mon beau-père – le père Marcel – qui savait que je me débrouillais bien en jardinage, me disait quand j’allais rechercher ma femme et les enfants, le jeudi soir après ma journée de boulot « Dis donc, je voulais te demander quelque chose. Samedi, tu ne travailles pas ? » Je répondais que non. « Alors, je t’attends. A huit heures, ici ! ». Si j’arrivais à huit heures dix, il regardait sa pendule en disant « Ben dis donc, t’es pas en avance ! » Et on allait jardiner. Il faisait un grand jardin derrière sa maison. Plus tard, quand Christiane, la sœur de ma femme, s’est mariée, le père Marcel a fait la même chose avec son mari. Alors, on se retrouvait à trois : on bêchait, il semait. Et comme ça, on avait des légumes. Marcel nous préparait à chacun un sac de légumes à emporter : des carottes, des poireaux, des navets, de la salade… Quand Marcel est mort, j’ai continué à faire le jardin, derrière sa maison. »

Mon frère lisait ce texte, que je connaissais bien : j’avais interviewé mon père puis retranscrit ses propos sur l’ordinateur avant d’en faire un livre que je lui avais offert pour ses quatre vingt ans. Pourtant, c’est là, dans ce crématorium, la tête appuyée sur l’épaule de ma mère, en écoutant le texte lu par mon frère, que je comprenais pour la première fois ce que j’avais eu si souvent sous les yeux et qui m’était resté invisible. Je percevais à travers les mots de mon père la signification profonde, secrète, inconsciente du jardinage et ce qu’il avait représenté pour lui durant toute sa vie : une façon d’honorer la mémoire de son père. La manière qu’avait trouvé mon père à dix ans de surpasser la mort de son père et que toute sa vie il perpétua : faire de beaux jardins. Cet acharnement pour le jardinage, ça n’était pas pour le plaisir de la récolte, ça n’était pas dans un esprit productiviste ; la récolte, il s’en moquait comme de l’an quarante. Ma mère a assez répété que son mari n’aimait pas récolter, que c’est elle qui allait chaque jour faire le tour du jardin pour cueillir les tomates, les courgettes, les concombres, les aubergines et que sais-je encore. Lui s’en contrefichait. Ce qui l’intéressait, ce qui le captivait, ce qui faisait du jardinage sa passion, c’était le méticuleux travail de la terre, le miraculeux effort de la vie, tout ce qu’il faut de patience et de détermination pour qu’une graine devienne jeune pousse, qu’une jeune pousse devienne plante, qu’une plante mûrisse et donne ses fruits, avant de retourner à la terre, avant de retourner nourrir la terre. C’est cette réalité simple et évidente de la vie que mon père a entretenue toute son existence et que je voyais pour la première fois alors qu’il venait de nous quitter.

Il n’existe qu’une seule photo où les quatre générations de la même lignée sont regroupées : de l’arrière grand père au petit fils. On y voit mon père, mon frère, mon neveu et le petit Sacha, né le 1er juillet 2009. Une vie apparaît tandis qu’une autre s’efface. La lignée se prolonge, la vie se perpétue. La graine et la jeune pousse, la plante et le fruit : la ronde de la vie, le cycle des saisons. « La mort n’existe que pour les vivants ; c’est donc la vie qui vaut, et elle seule. Etre fidèle à nos morts, ce n’est pas vénérer leurs cadavres, encore moins redouter leurs fantômes ; c’est continuer d’aimer les vivants qu’ils furent, et qu’éternellement ils demeurent. C’est pourquoi nous élevons nos enfants : pour leur transmettre ce que nous avons reçu et même un peu plus, si nous pouvons, ou un peu mieux. C’est pourquoi nous construisons des écoles, des musées, des bibliothèques : pour que l’avenir soit humanisé comme il doit l’être, par la connaissance du passé. C’est pourquoi nous écrivons des livres. » (1) Pour mon père jardiner c’était comme pour moi écrire. C’était se souvenir. Il entretenait le jardin du souvenir.

Christian LEJOSNE

(1) Extraits de la préface d’André Comte-Sponville « Le grand livre de la mort à l’usage des vivants » Albin Michel – 2007.


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