Toute ressemblance, et cætera... [1/3]

La vieille qui chantait Bella Ciao
lundi 5 octobre 2020
par  Christian LEJOSNE
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Je m’appelle Ginette Lajoie, j’ai 73 ans. Pacifiste engagée depuis de nombreuses années dans des combats féministes et écologiques. Et fière de l’être. J’anime un restaurant solidaire où viennent déjeuner, pour quelques euros, les pauvres du quartier et les migrants de passage.

Armée de mon drapeau pacifiste aux couleurs de l’arc-en-ciel, je rejoins, ce samedi sur le coup de dix heures, une centaine de manifestants, majoritairement des têtes grises comme la mienne. Les jeunes, c’est difficile de les mobiliser. Nous les vieux, on a le temps et le recul pour comprendre l’évolution du monde. Les manifs, y’a belle lurette que ça ne m’impressionne plus. Depuis 50 ans que je milite, j’en ai fait des centaines. Des milliers peut-être. En kilomètres, de quoi faire le tour de la terre, peut-être... Quand j’arrive sur la place, l’ambiance est bon enfant. Je suis d’humeur festive. Ça doit être en lien avec mon nom ! C’est ce que me disent mes copines, Jo et Sabrina, que je retrouve assez vite dans la foule pas si nombreuse. Toutes les trois, on se met à chanter L’Internationale que les manifestants reprennent en chœur. Au bout d’un moment, à force de faire le pied de grue, mes jambes se mettent à fourmiller. Je joue des coudes et marche de long en large aux abords de l’attroupement. Je me retrouve face à un cordon de gendarmes qui bloquent le passage. Ravie de trouver à quoi m’occuper, j’entame la conversation avec l’un d’eux. Je lui dis que lui et moi sommes dans le même pétrin, que si je manifeste aujourd’hui, c’est aussi pour lui et ses enfants. Je vois dans son regard qu’il a de la considération pour moi. En tant que pacifiste, je sais que dialoguer avec les forces de l’ordre est plus important que la confrontation à laquelle l’État veut nous conduire.

La manifestation se met enfin en mouvement. Je lâche le gendarme et retrouve mes amies. Je déploie mon drapeau arc-en-ciel par-dessus les têtes des manifestants et toutes trois, on se met à chanter Bella ciao. Puis le cortège est stoppé par un cordon de policiers. La foule attend calmement qu’on lui ouvre le passage. Tout à coup, un homme se fait appréhender. Des policiers le bloquent au sol à plat ventre. Des manifestants crient, invectivent la police. L’ambiance se crispe un peu. Rapidement quelqu’un hurle dans un mégaphone : « Dispersez-vous ! On va faire usage de la force ! » A ce moment-là, je tourne le dos aux policiers, je sens qu’on me pousse. Je perds l’équilibre. Et tombe lourdement sur le sol.

Je me réveille à l’hôpital. Aux urgences. Du sang coule de mon nez et de mon oreille droite. J’ai un de ces mal de crâne. Je vois trouble. N’entends plus d’une oreille. Dans la pagaille, j’ai perdu mes lunettes. Suis incapable de faire un pas. On me fait passer une batterie d’examens. Les médecins concluent à de multiples fractures crâniennes. On me place dans une chambre seule. Mes filles, prévenues, viennent me voir. Elles ont l’air perturbé. Ensemble, on décide qu’elles iront porter plainte. La porte de ma chambre est surveillée par un garde qui ne laisse plus entrer personne, même pas mes proches. On est où, là ?

Le lendemain dimanche, encore sous le choc après une nuit douloureuse, je reçois la visite de deux policiers venus m’interroger. Le garde devant ma porte les a laissé entrer, eux. L’audition démarre avant que je ne passe un scanner de la tête. Elle se poursuit à l’issue de cet examen sans que ne me soit laissé un temps de repos. Les policiers tentent de me faire dire que c’est un journaliste qui m’a fait tomber. Je démens, dis avoir été poussée lors de la charge de la police. Plus tard dans la journée, deux autres policiers, un homme et une femme, viennent à nouveau m’auditionner. La policière me questionne sur le cameraman qui se trouvait près de moi. Est-ce que je me souviens de lui et de ses agissements ? Je lui répète ce que j’ai toujours dit. C’est un policier qui m’a fait tomber, mais ça n’intéresse pas la policière. Je ne sais pas combien de temps je vais être hospitalisée. J’espère sortir vite de l’hôpital et rentrer chez moi. J’ai jamais connu pareille violence en cinquante ans...
Je me demande où est passé mon drapeau arc-en-ciel.

Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé, et cætera, et cætera...

A suivre...

Christian Lejosne

Sur le même sujet, Un pays qui se tient sage, l’excellent documentaire de David Dufresne,
actuellement au cinéma


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