Petits cailloux blancs

mardi 6 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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Florence AUBENAS, Hussein HANOUN. Cela fait trop longtemps que j’entends vos noms, prononcés à la radio, à la télé, que je vois vos photos, à la une des journaux, sur des affiches dans la rue ou sur des bâtiments publics. Sans vous connaître, j’ai fini par m’habituer à vous voir – un peu comme si vous faisiez maintenant partie du cercle des amis. Florence et Hussein, paradoxalement, vos présences veulent signaler votre insoutenable absence. Modestement, je tente de me mettre à votre place. De vivre un instant ce que vous endurez depuis tous ces jours, tous ces mois, loin de vos proches, dans l’inconnu du lendemain, dans la peur, dans le manque. En vain. Je n’ai pas connu les horreurs d’une guerre, ni l’angoisse d’un enlèvement. Ma plus douloureuse séparation n’a duré que quelques heures, lorsque j’étais enfant.

Je conserve peu de souvenirs de mon entrée à l’école maternelle. A part qu’il s’agissait pour moi d’un arrachement à ma mère, de la première séparation depuis ma naissance – la plus difficile à vivre. Les suivantes ne seraient qu’un éternel recommencement. Un retour à la source.
J’ai des flashes, des souvenirs-images des lieux. Mais, les souvenirs, c’est trompeur, parce que cette école, je l’ai revue des milliers de fois ensuite, en passant devant, dans le quartier où habitaient mes parents. Ces images-souvenirs, je les vois, je les vis. Ma mère me conduit par la main jusqu’à l’entrée de l’école. Dans l’entrée, il y a un hall avec des petits bancs. Des institutrices en blouse accueillent les enfants, les enlèvent aux mamans qui sont condamnées à rester sur le seuil. Seuls les enfants ont l’obligation d’entrer. Les mamans ont l’obligation de partir. Alors, pour ne pas partir comme ça, sans un dernier au revoir, elles vont faire un dernier signe à leur enfant par la fenêtre de la rue, qui donne dans une grande salle de récréation où tous les enfants de l’école attendent l’heure fatidique de l’entrée en classe. Il y a plein de visages de mamans qui jouent des coudes pour accéder à cette fenêtre et lancer leur petit signe impuissant, leur dernière bouteille à la mer, avec un petit message d’amour caché à l’intérieur, bien au sec. Je cherche le visage de ma mère, parmi tous ces visages de mères qui se mélangent dans mes yeux pleins de larmes. Quand je la vois me faire un dernier signe, je me calme. Je n’entends plus tout ce brouhaha de cris, de pleurs, de hurlements d’enfants qui gesticulent, courent, se poursuivent, s’attrapent et qui ignorent superbement jusqu’à l’existence de leur mère. Ce souvenir est-il réel, inventé, fantasmé ? S’est-il déroulé une fois, deux fois, dix fois, mille fois ? Je ne sais. Je le conserve, bien au chaud, quelque part au fin fond de ma tête. Comme un petit caillou blanc qui balise le chemin de ma vie. Infime réconfort de petit poucet. Je mesure combien ce souvenir de séparation est dérisoire au regard de ce que vous devez endurer à chaque instant. Mais, je n’ai que cela pour tisser un lien vers vous, pour tenter de me rapprocher de vous, de me glisser dans votre peau.

Et puis, il y a vos geôliers … Eux non plus, je ne les ai jamais vu. Mais je peux très bien me les représenter. Ils ressemblent à tous ces hommes qui, à travers le monde, quel que soit leur pays, la couleur de leur peau, leur niveau de richesse, leur catégorie sociale, quelle que soit l’époque où ils ont vécu aussi, perpétuent l’exercice de la violence, de la haine, de l’humiliation. Je pense alors à ce que dit la psychothérapeute Alice MILLER sur la reproduction de la maltraitance. Selon elle, toute personne qui a été maltraitée dans son enfance porte le risque de perpétuer sur ses propres enfants et sur son entourage, les mauvais traitements qui lui ont été infligés. « Ce principe est valable sans exception parce qu’il est impossible qu’un être qui a grandi dans un entourage intègre, où il a été aimé et respecté, éprouve jamais le besoin compulsif de tourmenter et d’handicaper à vie des êtres plus faibles » (1) .Selon elle, « les hommes qui ont aidé Hitler dans son entreprise à exterminer des peuples entiers devaient avoir vécu à peu près la même chose que lui dans leur enfance : le perpétuel exercice de la violence. C’est pourquoi l’attitude du Führer leur paraissait aller de soi. Ils ne la remettait pas en cause le moins du monde parce qu’ils n’avaient manifestement pas connu dans leur jeune âge un seul être, un seul témoin lucide et éclairé, qui ait pris l’enfant sous sa protection. S’il avait existé, ce témoin aurait pu aider l’enfant à sauver ses capacités de perception et sa personnalité. » (1) Cela est également vrai pour vos geôliers, quels qu’ils soient.

Je crois profondément que l’on a tous en nous un petit poucet qui sème ses petits cailloux blancs pour nous aider à ne pas nous perdre, le moment venu. Pour nous aider à retrouver notre chemin. Je forme pour vous le vœu, Florence et Hussein, que cette chronique devienne un petit caillou blanc qui, réuni à des millions d’autres, venus de la terre entière, forment une belle route qui vous fera retrouver le chemin de vous-mêmes et de vos proches. Rapidement.

Christian LEJOSNE

(1) Alice MILLER La connaissance interdite Edition Aubier. 1988.
Voir également sur Internet www.alice-miller.com


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