Ecrire sur le fil

mardi 6 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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C’est une expérience que je vous invite à faire par vous-même. Ca m’a pris il y a quelques mois. J’ai eu envie d’écrire sur mon enfance. Parallèlement, j’avais le désir d’offrir à mon père, pour ses quatre vingt ans, une sorte de livre retraçant sa vie. Ces deux idées ont finalement fusionné en un seul projet.

Écrire sur son enfance, c’est s’offrir un voyage. Un voyage dans le temps. Pas de risques de crash d’avion. Juste l’atterrissage parfois difficile. J’ai fait ça en grandes parties pendant des vacances. En deux fois. Avril et août. Au total pendant une quinzaine de jours. C’est facile. Tu tires un fil et la pelote se dévide toute seule. Une idée en appelle une autre. Les grandes lignes prennent place assez vite. Des souvenirs enfouis reviennent, remontent au jour comme des bulles d’air quittant la vase. Eclatant à la surface et ridant l’eau de cercles concentriques qui s’élargissent silencieusement.

Pendant longtemps, j’ai considéré mon enfance comme une période douloureuse de ma vie. Un long moment subi où se sont les autres – les grands – qui parlaient en mon nom, qui décidaient pour moi et qui souvent, forcément, se trompaient sur mes désirs et mes besoins. Un moment de soumission et de violences subies. Cette partie de moi, je l’ai occultée, cachée, oubliée. J’ai tenté de vivre sans. Ca n’est sans doute pas pour rien que je n’ai pas eu d’enfant et que j’ai souvent fui leur proximité. C’était ma manière d’échapper à cette mémoire douloureuse, enfouie en moi.

Puis, dans mon environnement, des gens proches ont vécu des choses difficiles : déprime, cancer. J’ai essayé de comprendre ce qui leur arrivait. Pourquoi cela survenait ? J’ai lu beaucoup sur ces thèmes. Et peu à peu, inévitablement, j’en suis venu à me questionner sur moi, sur ma vie. J’ai été amené à revisiter mon enfance. Et là, je l’ai vue autrement. J’ai compris que je n’étais pas une exception, un cas isolé. Que la soumission, c’est le propre de l’enfance. En même temps, des souvenirs heureux, eux aussi occultés, sont revenus en pagaille. J’ai eu envie de me réapproprier cette partie de moi que j’avais un peu vite mise de côté. J’ai écrit ce qui me revenait de mon enfance, j’ai consigné ces souvenirs. Puis, j’ai eu envie de les faire partager, de les offrir à ceux qui avaient vécu avec moi cette période. Et à ceux que j’ai connu ensuite. Exprimer veut dire littéralement presser au dehors, m’a enseigné Guy CORNEAU (1). Pour vous dire qui je suis. Pour me libérer de poids anciens qui m’alourdissaient. Ayant perdu peu à peu mes peaux protectrices comme on pèle un oignon, je me sens sans carapace, plus léger et paradoxalement plus fort. En retissant les liens qui m’unissent à ceux qui ont eu de l’importance quand j’étais enfant, je me sens également plus relié et plus libre.

Écrire, c’est comme préparer un bon repas pour des amis. Ca demande du temps. Énormément de temps. Pour que ça soit savoureux, en plus des ingrédients, il faut y mettre tout son cœur. On accepte que le temps de préparation soit sans commune mesure avec le temps de la dégustation, parce que l’on a l’espoir que nos lecteurs-invités aimeront ce qu’on leur a longuement mijoté.
Voilà. Ce livre que j’ai offert dernièrement à mon papa, je vous l’offre maintenant (en pièce jointe : Le fil). Attention ! Vous pouvez être tentés de vous y reconnaître. Vous vous figurez peut-être y jouer le rôle d’un des personnages. Mais non ! Ca n’est pas votre histoire. Ca n’est pas vous. Ca n’est pas par votre trou de serrure que j’observe le monde.

Mon père a toujours réglé sa montre avec cinq minutes d’avance sur l’heure officielle. C’est sa façon à lui d’anticiper sur les événements qui vont lui arriver, nécessairement. Et ça marche. Ca fait quatre vingts ans que ça marche. La SNCF ne fait pas autre chose quand ses grandes horloges, qui trônent au fronton des gares, avancent de quelques minutes. Elle invite simplement le voyageur à être présent sur le quai avant le départ de son train. Des millions de voyageurs sont entrés dans sa logique et sont ainsi arrivés à bon port. Le monde est une construction. Chacun se le fabrique en regardant par son trou de serrure. Six milliards d’individus, sans compter les animaux domestiques et sauvages, observent le monde à travers le trou de leur serrure. J’aime bien Donald WESTAKE quand il écrit : « Je crois que l’univers tout entier a surgi à l’instant où je suis né et qu’il s’éteindra comme une bougie qu’on souffle à l’instant de ma mort » (2). Au fond, notre seule façon d’aller à la rencontre des autres, c’est de tenter de leur montrer ce que l’on voit par son trou de serrure. Humblement. Modestement. Ecrire, c’est cela. Je suis toujours sur le fil, dans ce no man’s land entre moi et les autres. Dans cette tentative désespérée de tordre leur regard pour qu’il passe par le trou de ma serrure. Pour que vous puissiez regarder mon monde. Si j’y parviens, si vous y parvenez, vous n’y verrez que mon monde. Uniquement mon monde.

Christian LEJOSNE

(1) La guérison du cœur Guy CORNEAU – J’ai lu 2000
(2) Pour une question de peau Donald WESTAKE – Ed. Minerve 1989


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