L’énigmatique enveloppe bleue

lundi 30 septembre 2019
par  Christian LEJOSNE
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A dix-huit ans, le monde me semblait particulièrement simple : on devait être contre le système, sinon on était forcément pour. Si l’on était contre, il n’y avait qu’une voie possible : construire quelque chose à côté. Je quittai le lycée persuadé que mon avenir devait se construire en dehors de l’école et m’inscrivis donc dans un centre de formation professionnelle pour y apprendre le métier de menuisier. Dans mon esprit, le monde d’à côté aurait toujours besoin de gens sachant construire quelque chose de leurs mains.

C’est ainsi que je débarquai pour la première fois de ma vie dans un atelier où un gars d’une trentaine d’années s’appliquait sur un établi à transformer une pièce de bois. Il était plus petit que moi mais plus large d’épaules. Ses cheveux qui lui tombaient jusqu’aux hanches dépassaient de loin la taille des miens qui n’étaient pourtant pas spécialement courts. Il semblait absorbé dans son travail et ne m’avait pas accordé un regard. Le prenant pour le maître de stage, je m’approchai afin de lui demander la marche à suivre. Ses yeux bleus quittèrent la planche qu’il travaillait pour se reporter sur moi : « Je suis stagiaire comme toi, le prof est là-bas » me répondit-il tandis que sa tête faisait un mouvement en direction du fond de l’atelier. Il s’appelait Lukzak mais, lorsque je le connus davantage, il insista pour que l’on dise « Woutchak ». Il était, par son père, d’origine polonaise. Durant la formation, il occupa l’établi devant le mien et nous fumes rapidement amis, formant avec Jean-Michel, un troisième larron beau comme un ange et qui possédait une réelle dextérité dans les mains, une équipe de choc pas très à cheval sur les convenances. Lukzak habitait avec son épouse – une femme peu diserte – dans une ferme isolée où il nous emmena à plusieurs reprises, Jean-Michel et moi. Ils vivaient en reclus. Lui gagnait le peu d’argent nécessaire à leur vie autarcique en exécutant des petits boulots auprès des habitants des environs. Il arrondissait ses fins de mois en revendant des petits sacs de cellophane emplis de la marijuana qu’il cultivait dans son jardin. Il possédait un berger allemand croisé avec un loup qui aimait pincer par surprise les mollets des visiteurs. Ça amusait son maître. Moi, un peu moins.

Je vivais seul dans un studio que je louais, au dernier étage d’une maison dont les propriétaires occupaient le rez-de-chaussée. Un soir où j’avais fumé une ou deux cigarettes confectionnées avec l’herbe de Lukzac, je suis sorti prendre l’air. Il faisait froid. C’était l’hiver. Je me suis dirigé vers la plage où j’aimais aller faire de longues promenades sur le sable fin. Il faisait nuit. L’air était saturé d’iode. Les lampadaires donnaient une clarté diffuse, semblable aux photos que David Hamilton réalisait à la même époque – bien avant que l’on ne sache qu’il violait les jeunes filles lui servant de modèles. J’ai toujours été myope. Je vois d’abord des formes que mon cerveau interprète d’une façon qui s’avère être souvent inexacte lorsque je me suis approché et que mes yeux perçoivent enfin les choses telles qu’elles sont. Ce soir-là – était-ce lié à ma myopie ou à l’abus d’herbe ? – j’ai vu un monstre qui ressemblait aux animaux que fabriquent les Asiatiques quand ils fêtent, dans les rues, le Nouvel-An. Une sorte de grosse chenille de forme carrée à moitié enfoncée dans le sol. Lorsque je me suis approché, la chenille s’est mise à remuer. Elle semblait sortir du sable. J’ai ralenti ma marche. C’est alors que la tête de la chenille se disloqua, laissant apparaître, derrière un carton d’emballage, le visage d’un vieil homme. J’eus un geste de recul. C’était un clochard qui dormait à même le sable en s’étant recouvert de cartons pour se protéger du froid. « Bonsoir » parvins-je à dire pour conjurer ma peur. « Bonsoir jeune homme » répondit-il d’une voix éraillée. Mal à l’aise, je contournai l’obstacle et continuai ma route. Je dormis mal cette nuit-là, écartelé entre le constat de ma peur et la culpabilité de ne pas avoir osé prolonger la conversation. Peut-être cet homme avait-il besoin d’aide ? Le lendemain matin, au saut du lit, je décidai d’aller à sa recherche. Je m’habillai à la hâte, descendis l’escalier quatre-à-quatre et, d’un bon pas, pris la direction de la plage. De loin, dans le jour naissant, je repérai les cartons entassés. J’en soulevai un, volumineux. Sur le sable était encore dessinée la forme du corps tel qu’il avait dormi, mais l’homme n’était plus là. Un papier était enterré dans le sable. Je le ramassai. C’était une enveloppe bleue. Aucune adresse n’y figurait. Elle n’était pas cachetée. Je l’ouvris et en sortis une feuille de papier. A première vue, ce qui était écrit n’avait aucun sens ; une seule ligne au beau milieu de la page :

77/81 DSF – 82/85 ESPACE – 86/89 MADESC – 90/96 SIZH – 97/01 ADSU – 02/16 GIP

Je restai un moment ébahi, à lire et relire ce texte. Puis, sentant le froid gagner mon corps, je repliai la feuille, la remis dans son emballage bleu et glissai le tout dans la poche de mon manteau. Toute la journée, ce mystérieux message m’obséda. Le soir venu, je le relus pour tenter d’en décoder le sens. Il était composé de six fragments, tous constitués sur le même modèle : une série de deux chiffres séparés par une barre transversale suivie de quelques lettres qui, n’avaient en elles-mêmes aucune signification. Je remarquai que les chiffres progressaient en valeur, qu’ils augmentaient d’une unité entre le second chiffre d’une série et le premier de la série suivante, dans une progression qui semblait culminer aux alentours de 100 pour redémarrer ensuite à 1. Aucun autre élément ne vint ce soir-là éclairer ma lanterne.

Six mois plus tard, mon CAP de menuisier en poche, je quittai définitivement cet appartement de bord de mer pour aller m’installer en ville. Sans m’en rendre compte, j’emportai dans mes cartons la fameuse enveloppe bleue. Je l’ai retrouvée ensuite, de façon impromptue, un certain nombre de fois, rangée dans des endroits où elle n’avait rien à faire. Au milieu de mes relevés de comptes bancaires. Derrière le cellophane d’un album de photos. Dans mon portefeuille. La dernière fois que je l’ai vue, elle servait de marque-page dans un livre de Philip Roth. Jamais plus, je n’avais ré-ouvert l’enveloppe bleue. Jusqu’à aujourd’hui où son mystère s’est tout à coup éclairci. Il y a quarante ans, il m’était impossible de comprendre la signification que prendrait cette liste. Car il s’agit bien d’une liste. De la liste des différents emplois que j’allais exercer durant ma vie professionnelle. Comment aurais-je pu le deviner ? J’ai, en effet, travaillé de 1977 à 1981 à la Direction des Services Fiscaux ; de 1982 à 1985 à la boutique de gestion ESPACE ; de 1986 à 1989 à la Maison du Développement Économique, Social et Culturel (en abrégé MADESC) ; de 1990 à 1996 pour le Syndicat Intercommunal de la Zone d’Habitation (SIZH) puis pour l’Association pour le Développement social Urbain (ADSU) jusqu’en 2001, avant que je ne travaille pour un Groupement d’Intérêt Public (GIP). Aujourd’hui, je contemple cette feuille et je souris. Qu’il est loin le jeune homme plein de certitudes qui croyait, dur comme fer, qu’il allait bâtir un monde à part. Qu’il est loin le jeune homme qui pensait qu’il réaliserait en toute liberté chacun des actes de sa vie. La vie s’est écrite et l’homme, devenu moins jeune, a surnagé comme il a pu dans un torrent de contradictions et de complexité qui bien souvent le dépassait. Parvenu au terme de sa ’’carrière’’, l’homme, bientôt vieux, admet n’avoir rien décidé du tout. La messe fut dite, voilà tout !

Christian LEJOSNE


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